A L’Espace des possibles, le polyamour commence par l’amour de soi

Benjamin Chapon
L'essentiel
- Symbole absolu des vacances populaires, le camping a pu pâtir d’une image beauf, dénigré par les snobs. Mais depuis quelques années, il a profondément évolué, entre déconnexion, autogestion et influences audiovisuelles.
- En plusieurs épisodes, 20 Minutes retrace les mutations d’un mode de vacances plébiscité par des millions de Français chaque été.
- Le camping de Meschers (Charente-Maritime), L’Espace des possibles, fait perdurer l’esprit new-age en s’ouvrant aux problématiques contemporaines.
De notre envoyé spécial en déplacement astral à Meschers,
Sur le tableau de liège, « demandes » et « offres » sont punaisées. L’un offre des massages tantriques, une autre recherche une aide pour créer son site web en WordPress. L’une propose « une balade sur la plage et de l’écoute positive », un autre espère trouver quelqu’un pour lui tirer les cartes. Depuis 1977, l’Espace des possibles, camping de Meschers (Charente-Maritime), sur l’estuaire de la Gironde, fait perdurer l’esprit new-age pour des vacances « apprenantes, participatives et durables ».
Encadré de campings quatre étoiles géants, où s’alignent mobil-homes rutilants et activités formatées, l’Espace des possibles fleure bon la colo des années 1970. Au milieu des pins et chênes, sur 13 hectares, on trouve bien une piscine, mais surtout des bâtiments faits de bric et de broc, des tentes de seconde main et des mobil-homes vieillissants. Au restaurant-self, des volontaires sont chargés de la plonge. Une bande d’ados chahutent en nettoyant les sanitaires. Tout le monde met la main à la pâte. Outre son esprit communautaire post-1968, le lieu est surtout réputé pour ses ateliers, animés par « les proposants » bénévoles. Il y en a 90 par jour au choix : « yoga de la voix », « tango », « tantra méditatif », « boxe et confiance en soi », « méditation pleine conscience », etc. Et les incontournables cours de poterie, de danse, de théâtre d’impro et autres ateliers créatifs.
Un héritage de 1929 et 1968
« Ici, on croit en l’éducation. Les "proposants" arrivent avec leurs connaissances et viennent transmettre, explique Yves Donnars, psychologue de formation, et maître des lieux depuis sa création. A nos débuts, on était un peu naïfs et ça partait dans tous les sens. Aujourd’hui, nos valeurs sont les mêmes mais les pratiques ont changé, avec moins d’expérimentations corporelles et émotionnelles et plus de travail sur soi à travers les domaines artistiques. »

Après un voyage aux Etats-Unis en 1968 où il découvre le mouvement New Age dans un camp où « on développe des techniques qui dépassent la psychanalyse », Yves Donnars cherche « avec des copains » à créer l’équivalent à Paris. La bande, pleine de bonne volonté mais aux poches vides, se replie sur ce terrain que possède la mère d’Yves. « Mon grand-père l’avait acheté pour en 1929 pour en faire une station balnéaire. Ma mère en a hérité jeune et en a fait un champ d’arbres… »
Des arbres et des pseudosciences
Aujourd’hui, le lieu mêle encore ses deux héritages. Très vert et aéré en comparaison des campings voisins (400 personnes accueillies là où un tel espace en accueille le triple habituellement), l’Espace des possibles reste un lieu de vacances. « Il y a des gens qui veulent juste des vacances un peu créatives et qui ne s’intéressent pas aux autres propositions », reconnaît Yves sans regret.
Si quelques propositions d’ateliers - tels que « Emotions cachées et Somatisations » ou « Sylvothérapie » - peuvent prêter à sourire si tant est que l’on est peu réceptif aux pseudosciences, la plupart des activités de l’Espace travaillent surtout le « développement personnel ». « A nos débuts, nous pensions qu’il suffisait de se décharger de nos émotions pour être soulagés et que ça aille mieux, d’abandonner notre moi social pour guérir le moi intime, sourit Yves. Avec le temps, on a vu que ce qui marchait, c’était la socialisation. On est moins sur nos problèmes et plus sur nos ressources. »
« Tu veux un câlin ? »
Pour autant, l’Espace des possibles n’est pas une île enchantée. « Ici, on est sur le développement personnel et le fait de savoir écouter son soi profond et intime, ses envies et désirs. C’est bien beau mais ce qui n’est pas toujours compatible avec le vivre ensemble et la bienveillance », rigole Bernard, qui peine à faire le planning d’entretien du potager en biodynamie. On retrouve ici peu ou prou les mêmes problèmes que dans toute communauté, même si parfois, on croise un jeune homme pieds nus qui nous propose de la câlinothérapie avec un sourire débonnaire.

Aux habitués vieillissants de l’Espace sont venus s’ajouter des quadras et leurs enfants, dont une bonne part semble méfiants vis-à-vis de l’Education nationale et du système médiatique, des retraités et les petits-enfants, et une flopée d’adolescents, plus ou moins réceptifs à la philosophie du lieu, et préfère parfois le binge-drinking sur la plage au body-painting sur l’île des cinq sens. Il y a aussi des clashs, plus ou moins graves, dans cet Espace où l’on n’est pas franchement fan de l’autorité et des contraintes administratives. Ainsi, des habitués désertent régulièrement le lieu quand survient une nouvelle consigne réglementaire. Dernier épisode en date : la vaccination anti-Covid et le port du masque obligatoire. Avant cela, les années 1990 ont été un tournant. Un moment où les « nouvelles approches psychocorporelles » ont été jugées suspectes.
« J’ai vu ma première vulve à un cours de poterie »
Star malgré lui du roman de Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, sorti en 1998, L’Espace des possibles y est décrit comme un lieu de débauche où la liberté sexuelle aurait conduit à des dérives comme la pédocriminalité. L’auteur était un fidèle du lieu qui, encore aujourd’hui, est l’objet de fantasmes. « Quand on en parle avec des amis qui ne connaissent pas le lieu, ils nous imaginent à poil en train de danser les soirs de pleine lune, se lamente René, qui fréquente l’Espace depuis quarante ans. Bien sûr, à un moment, la nudité était mieux acceptée et les couples questionnaient la fidélité sexuelle bourgeoise. Mais aujourd’hui, on a surtout des vieux couples… bourgeois. Moi je vais à l’atelier sur le polyamour, mais c’est très théorique en fait, vous savez. »

« Le sida d’abord puis un certain puritanisme ont calmé les choses », raconte un autre habitué. « Il ne faut pas s’imaginer des partouzes sans fin dans les années 1970 non plus, coupe une autre fidèle du lieu. Il y avait des naturistes et quelques échangistes, mais ce n’était pas non plus Sodome et Gomorre. » Un jeune quadra qui était allé à l’Espace dans sa jeunesse garde le souvenir d’ateliers « nus ou habillés » selon les jours : « une fois je me suis trompé en lisant le planning… Bon, j’ai vu ma première vulve à un cours de poterie à l’Espace quand j’avais 14 ans. » En pleine prise avec son époque, l’Espace propose aujourd’hui des ateliers sur le consentement aussi bien que sur la manière de gérer son compte Instagram pour éviter le harcèlement et le body shaming.
Comment c’est possible ?
Fin juillet, une jeune campeuse a été victime d’une grave agression sexuelle alors qu’elle montait sa tente. L’affaire, en cours d’investigation, a bouleversé Yves Donnars qui, dans un souci de transparence, a dévoilé les faits présumés devant des campeurs médusés. Un psychodrame s’en est suivi, divisant les membres de l’Espace des possibles. Certains, choqués bien sûr, refusaient d’endosser la responsabilité de l’événement : « Des viols, il y en a partout. Ici, on est plutôt préservés, on ne va pas changer notre façon de faire pour un drame isolé. » D’autres, au contraire, estiment qu’il est de la responsabilité collective de faire mieux en matière de sécurité et d’attention pour que leur lieu de vacances soit une bulle « qui échappe aux statistiques ».
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