Escort-girl, yacht... L’enquête d'un opposant à Poutine entraînera-t-elle le blocage de YouTube et Instagram en Russie?
RUSSIE Une vidéo diffusée le 9 février par l'opposant russe à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny, sur des soupçons de corruption visant un haut fonctionnaire a été vue depuis plus de 4 millions de fois...

- Alexeï Navalny, principal opposant du Kremlin, accuse un riche homme d’affaires proche du pouvoir et un très haut fonctionnaire de corruption.
- L’oligarque a intenté une action devant un tribunal régional pour réclamer la suppression de plusieurs vidéos sur cette affaire diffusées sur YouTube et Instagram.
Les sites YouTube et Instagram seront-ils inaccessibles pour les internautes russes dans les heures à venir ? Une éventualité plausible selon l’agence de presse américaine Bloomberg News. À l’origine de ce possible blocage : une affaire rocambolesque impliquant un oligarque russe, l’actuel vice-Premier ministre et une escort girl.
Le 9 février dernier, l’opposant politique Alexeï Navalny a publié une vidéo-enquête sur sa chaîne YouTube dans laquelle il accuse l’industriel Oleg Deripaska et l’influent conseiller du Kremlin Serguei Prikhodko de corruption. La vidéo [disponible ci-dessous avec des sous-titres anglais] a été vue à ce jour plus de 4,8 millions de fois.
Escort-girl, yacht et villa de luxe
L’histoire aurait pu passer inaperçue. L’irruption en septembre dernier de plusieurs jeunes femmes déguisées en soubrette dans les locaux de l’organisation politique de Navalny a été l’élément déclencheur de cette enquête diffusée le 9 février. Parmi les protagonistes costumées : Anastasiya Vashukevich, escort girl, plus connue sur les réseaux sociaux sous le nom de Nastya Rybka.
En épluchant le « guide de séduction d’oligarques » écrit par la jeune femme et son compte Instagram, Alexeï Navalny accuse le richissime homme d’affaires Oleg Deripaska d’avoir invité sur son yacht le haut fonctionnaire Sergei Prikhodko pour évoquer les relations américano-russes, tout en mettant à sa disposition des prostituées. Le militant, récemment interdit de concourir à la prochaine élection présidentielle russe, accuse également l’industriel d’avoir permis au conseiller du Kremlin d’acquérir une luxueuse propriété.
La justice exige la suppression des contenus
Dans un communiqué diffusé à l’agence Associated Press (AP), Oleg Deripaska a réfuté ces accusations qu’il qualifie de « mensongères » et « scandaleuses ». Vendredi, à la suite de la diffusion de cette vidéo, un tribunal régional a publié une injonction visant à supprimer « sept vidéos » YouTube et « quatorze posts » diffusés sur Instagram. Y compris ceux publiés par son ancienne maîtresse, Nastya Rybka.
In interview with, @navalny calls on @Google founder Sergey Brin not to capitulate to Kremlin's demands to pull his corruption investigation from YouTube. Kremlin is threatening to shut down YouTube in Russia if this does not happen,https://t.co/gsoShCP4y7
— Jeremy Sharon (@jeremysharon) February 14, 2018
Dans la foulée, le Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse ou « Roskomnadzo », a donné jusqu’à mercredi aux plateformes concernées pour accéder à la demande de la justice russe. Dans une vidéo diffusée mardi, la jeune escort girl a fait savoir qu’elle ne comptait pas supprimer le contenu compromettant. Dans une interview accordée au Times, Alexeï Navalny de son côté a exhorté la firme YouTube (détenue par Google) à ne « pas céder » à l’organe de surveillance russe. Enfin, contacté par 20 Minutes, YouTube n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Navalny peut « sortir gagnant »
Pour Anna Colin Lebedev, maître de conférences à l’université de Nanterre, spécialiste des sociétés postsoviétiques, les conséquences d’un éventuel blocage pour l’opposant Navalny seraient à relativiser. « À chaque fois qu’il émet un soupçon à l’égard d’un politique, une attaque en diffamation suit, puis un blocage de la ressource en question (…) On a ici affaire à une génération de juges, de fonctionnaires, d’oligarques qui ne comprennent pas le fonctionnement d’Internet. Ils ne comprennent pas qu’un blocage de contenu ne signifie pas la fin de la diffusion de ce contenu. Navalny communique par de nombreux canaux et pourrait sortir gagnant de cette affaire », analyse-t-elle.
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D’autant que les partisans de Navalny sont rodés à ce genre de pratique souligne Clémentine Fauconnier, docteure en science politique et post-doctorante à l’EHESS spécialiste de la Russie. « Ce sont majoritairement de jeunes urbains, libéraux-démocrates qui utilisent les systèmes de VPN permettant de contourner ces blocages. »
D’autres enjeux ?
En revanche, l’inaccessibilité, même temporaire, de plateformes populaires comme YouTube ou Instagram serait « risquée » pour les autorités russes. « C’est un jeu dangereux. Depuis plusieurs années, le Kremlin tente de réduire le pouvoir de nuisance de Navalny sans en faire un martyr. Il y a en ce moment, chez les électeurs russes et dans la société, une certaine lassitude, une fatigue à l’égard des dirigeants. Ce genre de décision pourrait être perçu comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase », ajoute la chercheuse.
D’autant que, pour Anne Colin Lebedev, l’enjeu dans cette affaire n’est pas « la censure » éventuelle exercée sur Internet, mais bien le fond de l’accusation portée par Navalny : « Pour le moment, il n’y a eu aucune réaction de la part du Kremlin. Mais ce dossier va être regardé de très près par les Etats-Unis, puisque l'un des protagonistes est soupçonné d'avoir servi d'intermédiaire entre un proche de l’équipe de Trump et la Russie. »