France - Argentine : Der de Messi et superstitions, la difficile gestion des émotions des Argentins

FOOTBALL Les Argentins sont en finale après une douloureuse épopée au coeur de laquelle la gestion des émotions a souvent été une question pour Lionel Scaloni… et les supporters

William Pereira
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Messi et Maradona, côte à côte sur une fresque en Argentine
Messi et Maradona, côte à côte sur une fresque en Argentine — Luis ROBAYO / AFP
  • L'Argentine est en finale de Coupe du monde. Portée par Messi et ses supporters, la sélection albiceleste s'est néanmoins souvent laissé submerger par ses émotions
  • La défaite inaugurale, les larmes d'Aimar et la fébrilité contre l'Australie et les Pays-Bas en témoignent
  • Les supporters, eux, se réfugient derrière des superstitions toujours plus loufoques

De notre envoyé spécial à Doha,

Souvenirs d’une quasi-ouverture du score de l’Argentine en finale de Coupe du monde. C’était en 2014, le sable de Copacabana grouillait de supporters albiceleste bourrés à la vinasse que ces derniers buvaient dans des demi-bouteilles en plastique. Gonzalo Higuain croit tenir l’ouverture du score même s’il est trois mètres hors-jeu. Devant l’écran géant de la plage mythique, il faudra bien deux minutes pour que se répande la nouvelle du but annulé. Entre-temps, c’est la cohue : des cris, des larmes, des sauts – et donc du vin partout sur les cheveux et les vêtements - des chants. L’Argentine championne du monde, Messi en héritier de Maradona, ils s’y voyaient. Ils y ont cru.

Huit ans plus tard, ils y croient pour la dernière fois. Le numéro 10 porté par ses jeunes coéquipiers est de retour en finale du Mondial. A Buenos Aires, la passion est restée intacte et porte le nom de María Cristina Mariscotti, dit « abuela la, la, la » (« grand-mère, la, la, la »). La femme âgée de 76 ans et originaire du quartier de Liniers, à Buenos Aires, n’est ni fan de football (la légende n’est pas très claire à ce sujet, certains la présentent comme une supportrice de Boca), ni grand-mère (« juste une tante »).

Gousse d’ail à côté de la télé et autres superstitions

Mais l’irrationalité argentine combinée à la viralité des réseaux ont propulsé le pas de sa porte en lieu de pèlerinage, où est désormais célébrée chaque victoire au Qatar par des centaines – peut-être plus – de supporters en transe. Ces derniers chantent en attendant que Maria Cristina les rejoigne, ce qui finit toujours arriver. La dame sort rarement sans son drapeau de l’Argentine, et est devenue un objet de superstition. « La grand-mère porte-bonheur » comme l’appellent ses voisins.



Après la qualification en finale aux dépens de la Croatie, l’histoire de la « abuela la, la, la » s’est répandue au-delà des frontières, non sans malentendu : d’aucuns ont relayé la vidéo des chants à sa gloire comme étant adressés à « la grand-mère de Messi ». Car quelle logique y aurait-il, sinon, à chanter sous la fenêtre d’une illustre inconnue ? Là se trouve l’erreur : quand on parle de soutenir la sélection argentine, rien n’est cohérent, tout est superstition. On appelle ça les « cabalas ». Un autre exemple ? Un argentin nous a raconté que son frère mettait une gousse d’ail à côté de sa télé à chaque match de l’Argentine depuis le début du Mondial. « Quand il s’est rendu à Buenos Aires pour regarder la demi-finale avec moi, il a ramené son morceau d’ail. »

La peur de priver Messi de son rêve

« Avec les Argentins, tu es dans la démesure totale », explique l’inénarrable consultant de beIN Sports, Omar Da Fonseca. Et pas que sur le plan superstitieux. « En Argentine, ils ont peint les rues aux couleurs de Messi et de la [troisième] étoile. Et il y a même un gars qui a vendu la voiture de sa grand-mère pour venir au Qatar ! » Tout ce tintamarre contribue à la réputation de meilleur public du monde, mais on est à deux doigts de la relation toxique.

Car l’« aficion » donne des ailes autant qu’elle peut plomber ses joueurs. « Nos supporters remplissent aux ¾ tous les stades de la Coupe du monde », rappelle Pablo Zabaleta dans une tribune pour la BBC. Au départ de la compétition, cette pression a été décuplée, croit-il savoir, par « les attentes liées à la série de 36 matchs sans défaite et parce que c’est probablement la dernière opportunité de Lionel Messi de remporter la Coupe du monde. Il y a tellement de pression sur l’équipe à cause de ce que l’échec signifie cette fois, à savoir, tout simplement la fin de son rêve. » Le tout ayant fini par exploser à la figure des hommes de Scaloni. Mortifiés, ils s’étaient fait bouffer par une Arabie saoudite en état de grâce.


La pression sur les épaules de l’Albiceleste atteindra son paroxysme au match suivant contre le Mexique, sous la menace d’une élimination prématurée, avec une image désormais bien connue : celle de Pablo Aimar fondant en larmes après l’ouverture du score de Leo Messi. Une dépressurisation globale vivement critiquée par Lionel Scaloni, qui a passé sa Coupe du monde à exhorter son pays à se détendre le slip. Jusqu’à sa propre famille. Toujours après le Mexique :

« J’ai reçu un message de mon frère me disant qu’il pleurait et je crois qu’il faut avoir un peu plus de bon sens. Je ne crois pas qu’on doive jouer plus qu’un match de foot. On doit faire sentir aux joueurs que c’est un match de foot sinon ça sera toujours difficile. Il y a un sentiment de soulagement mais c’est difficile de faire comprendre aux gens que le soleil brillera demain, qu’on gagne ou pas. »

Depuis, tous les joueurs argentins s’accordent à dire que cette douloureuse entrée en matière leur a été bénéfique, et qu’il fallait peut-être passer par là pour aller au bout. Messi le premier. « Commencer ainsi contre un adversaire contre lequel on ne pensait pas perdre, a été une épreuve très dure pour ce groupe, confiait le Parisien après la Croatie. Mais il a démontré qu’il était fort. Il a avancé match par match. Ce que nous avons fait était difficile, car chaque match était une finale. On a joué cinq finales, on en a gagné cinq. Espérons que ce soit le cas de la prochaine… En interne, on était très confiant parce qu’on connaît ce groupe. On a perdu le premier match sur des détails, et cela nous a fait grandir. »

Scaloni a ramené la Coupe à la raison

Les émotions ont mis du temps à être canalisées. Les matchs contre l’Australie et les Pays-Bas ont démontré une fébrilité des derniers instants, avec des manifestations de joie démesurées ou un comportement imbuvable des joueurs albiceleste. Il a fallu attendre la demi-finale pour assister à une prestation aboutie.

Omar da Fonseca n’est cependant pas acheteur de la théorie de l’osmose, de la vie de groupe idyllique et de la gestion parfaite de la pression. « Ce serait trop réducteur. C’est oublier que Scaloni a opéré des changements pendant ce Mondial, qu’il a fait entrer Enzo, Alvarez, MacAllister. Ces jeunes ont apporté des jambes à la vieille génération des Messi, Otamendi, Di Maria. C’est oublier aussi que des relations techniques se sont nouées sur le terrain avec le temps de jeu. Molina sur son couloir, qui est un joueur moyen-bon, sur les deux derniers matchs, c’est un avion. Il a compris comment faire par rapport par à Messi. »

Le consultant veut cependant bien reconnaître que la dimension « der de Messi » a son importance dans l’approche collective. « Evidemment que c’est un plus. C’est plus facile de gravir une montagne s’il y a toujours un gars pour dire ‘’aller on y va, on ne lâche rien, on y est presque’’ quand ça devient dur. Ça aide à traverser l’aventure. Mais si pendant que t’escalades la montagne, tu te fais une entorse à la cheville, jamais tu ne pourras la monter. Il y a une espèce d’accord symbolique, d’union autour de Messi, oui, c’est évident. Mais je ne pense pas que ce soit suffisant pour gagner une Coupe du monde. » Non.