Italie-France : L’arrivée de CVC Partners dans le VI Nations fait-il courir un danger au rugby français ?
RUGBY Un fonds d’investissement étranger va rentrer dans le capital du tournoi à hauteur de 14 % pour mieux valoriser ses droits
- CVC Capital Partners, un fonds d’investissement luxembourgeois, va verser plus de 300 millions d’euros aux fédérations du VI Nations pour prendre 14 % de son capital.
- Passé par la Formule 1, CVC cherchera à valoriser les droits TV des matchs des Bleus et apportera de l’argent frais à la FFR.
- En France, les opposants de Bernard Laporte et la LNR craignent que le top 14 soit la victime d’un nouveau calendrier annuel qui obéirait aux envies des fonds d’investissement.
Aux dernières nouvelles, toujours pas d’interpellations pour cause de fête sauvage dans les locaux de la Fédération française de rugby bien après l’heure du couvre-feu. Il y aurait de quoi, pourtant. Saignée financièrement par les conséquences de l’épidémie – 35 millions de recettes en moins sur le budget, un déficit estimé entre 10 et 15 millions d’euros à la fin de l’année selon le dernier compte rendu du bureau directeur – la FFR va voir les billets pleuvoir du ciel gris de Marcoussis. Dans les tuyaux depuis deux ans, l’entrée la société de fonds d’investissement CVC Capital Partners dans le capital du tournoi des VI Nations vient d’être approuvée par les fédérations concernées, sous réserve du fignolage des derniers détails juridiques.
Le tournoi valorisé à 2,4 milliards d’euros
En échange de cette arrivée fracassante, le fonds luxembourgeois, qui s’est fait connaître en démultipliant la valeur de la Formule 1, s’est engagé à verser plus de 300 millions de livres (oui, en rugby, c’est la Livre qui fait la loi) à ses nouveaux partenaires sur cinq ans. Ramené à la part de la France, cela représente 13 millions d’euros en plus dans les caisses pour chacun des cinq prochains exercices budgétaires, en attendant plus.
CVC débarque en effet pour gérer les droits commerciaux des équipes de l’hémisphère nord. En clair ? Valoriser les droits télé au maximum pour se faire un beau bénéfice avant de repartir, un deal gagnant-gagnant pour tout le monde selon la Fédé : « Il y a beaucoup de sports qui aimeraient qu’en cette période de crise, un acteur vienne investir une somme pareille pour contribuer à son développement ».
Evidemment, tout le rugby français ne partage pas cette lecture euphorisante des chiffres. A commencer par Florian Grill, toujours sur le pied de guerre. Le chef de l’opposition, battu d’un souffle lors de la dernière élection fédérale, a très officiellement écrit au ministère des Sports pour demander un audit du contrat CVC par l’inspection générale des finances et de sports.
Il assure pourtant qu’il ne tonne pas juste pour la galerie : « La mutualisation des fédérations pour mieux commercialiser ses droits TV et vendre le rugby, je suis à 200 % pour ». Quel est le problème, alors ? « On a reçu un document de 200 pages incomplet, à lire en même pas une semaine, avec des montages juridiques fiscaux compliqués qui nécessitent que la FFR prenne une assurance. On aimerait bien savoir pourquoi. Et puis on parle d’un bail de 50 ans, ce n’est pas rien ».
L’opposition s’inquiète « de la pression exercée sur le jeu »
Mais plus que la « financiarisation à l’infini du rugby » qu’il entend dénoncer, le président de la Ligue Ile de France a choisi l’angle d’attaque sportif : « Je m’inquiète de la pression exercée sur le jeu. Dans les documents, il est spécifié que CVC a le droit de veto sur l’adhésion d’une fédération aux 6 Nations. Cela veut dire que si demain le Japon ou la Géorgie veulent rentrer, c’est un fonds d’investissement qui va décider. Quand on tient les cordons de la bourse, on est en position d’organiser le grand soir sportif qu’on désire ». Réponse agacée de la FFR : « Il n’y a aucune inquiétude à avoir à ce sujet. CVC est en quelque sorte la septième nation virtuelle du tournoi, et ne représente qu’un septième de voix. Il est écrit noir sur blanc dans le contrat qu’ils ne touchent pas au sportif ».
Concernant le VI Nations en lui-même, c’est sans doute vrai. Mais l’arrivée en pagaille de fonds d’investissement dans le rugby – les All Blacks aussi viennent de céder 15 % de leur « marque » à une société type CVC – ne préfigure-t-elle pas un changement profond dans la structure même des compétitions ? « Bien sûr qu’ils vont influer sur la partie sportive et sur le calendrier, s’exclame un bon connaisseur du dossier. Ils sont là pour valoriser leur produit et générer plus d’argent ».
On s’explique : CVC détient aussi des parts importantes dans le championnat anglais et le Pro 14 (ancienne Ligue celte), en plus de gérer désormais la commercialisation de tous les matchs du XV de France ou de l’Angleterre (tests d’automne et tournées comprises). Rien ne l’empêche de placer ses billes pour proposer un calendrier différent, et faire émerger au hasard, ce fameux championnat du monde des clubs ardemment désiré par Bernard Laporte et d’autres.
Vers une refonte du calendrier ?
D’ailleurs, si le défenseur des intérêts du top 14, Paul Goze s’est officiellement abstenu lors du vote en bureau directeur « dans l’attente d’éléments plus précis », personne ne se cache en interne : la crainte, c’est de voir le championnat de France vidé de sa substance dans un calendrier remodelé à la sauce CVC. Une issue pour autant inévitable, et même souhaitable ?
« Les dirigeants du rugby, en France et à World Rugby, se sont montrés incapables de réinventer leur modèle, souffle un acteur français. C’est toujours les mêmes guéguerres pour des histoires de feuille de match, les mêmes inégalités entre nations. Il n’y a personne qui réfléchit à la stratégie, et derrière on est bien content de faire rentrer du cash pour pouvoir survivre. Au moins, avec l’argent d’un fond, on peut réfléchir à mettre des choses en place. La ligue elle-même y a pensé »
CVC a en effet tenté une approche discrète auprès de la LNR, aussitôt repoussée, pour privilégier le lancement d’un appel d’offres pour les droits TV qui fait beaucoup causer. Le timing, à deux mois de l’élection d’un nouveau président à la LNR et à trois ans de l’expiration du contrat actuel, autant que l’annonce du prix – 105 millions d’euros, du sur-mesure pour Canal – ont courroucé quelques présidents de club aux abois financièrement.
La Ligue n’a pas voulu de CVC
Alors qu’il se murmure dans le milieu qu’un ou deux très gros clubs du top 14 n’auront plus de trésorerie au mois d’avril, malgré les aides et les PGE divers, certains n’ont pas compris pourquoi la Ligue se liait jusqu’en 2027 avec son diffuseur historique à prix constant, sans possibilité de repenser les sources de revenus à court terme.
Avertissement d’un observateur : « Les clubs ne pourront même pas profiter du momentum 2023 avec la coupe du monde en France. Et vu leur situation économique, le risque à la fin, ce n’est pas CVC, c’est plutôt Elliot et compagnie ». Les fameux fonds vautours, ceux qui se précipitent sur le malade quand il est déjà au cimetière. Heureusement, le XV de France n’a jamais semblé aussi bien portant.