Fusillades aux Etats-Unis: Comment le forum 8chan est devenu l'antichambre de la haine
WEB Ce forum anonyme a été utilisé par plusieurs tireurs d’extrême droite pour annoncer leur acte
Christchurch. Poway. El Paso. Trois fusillades de masse perpétrées en six mois par des partisans de la suprématie blanche qui ont visé les communautés musulmane, juive et hispanique. Trois tueries considérées par les autorités américaines comme des actes de terrorisme domestique ou des crimes de haine. Et trois massacres annoncés par leur auteur sur le forum anonyme 8chan avant leur passage à l’acte. Alors que son fondateur – qui a vendu le site en 2014 – appelle à sa fermeture et que l’entreprise Cloudflare a décidé de ne plus le protéger, l’avenir du forum controversé est aujourd’hui incertain.
Une popularité qui explose grâce au « Gamergate »
Fredrick Brennan avait 12 ans, en 2006 quand il découvre 4chan, un forum anonyme basé sur le partage d’images s’inspirant des « imagesboards » lancés au Japon au début des années 2000. Atteint de la maladie des os de verre (ostéogenèse imparfaite) et en fauteuil roulant, l'adolescent solitaire trouve dans les jeux vidéo et dans cette communauté une échappatoire, raconte-t-il dans un portrait publié par le site Tortoise en juin dernier.
Avance rapide à octobre 2013. Alors âgé de 18 ans, Brennan, qui a appris à coder tout seul et accuse les modérateurs de 4chan de censure, décide de créer un site concurrent. Le principe est le même à une différence près : chaque page est modérée par son créateur, et pas par un administrateur. Tout est permis ou presque, au nom de la liberté d’expression. Les débuts sont modestes. Jusqu’au Gamergate, quelques mois plus tard.
Cette controverse du jeu vidéo, qui commence comme un débat sur la déontologie de la presse vidéoludique, vire rapidement à la guerre culturelle sexiste et au cyberharcèlement misogyne. Alors que 4chan fait du ménage, Brennan accueille à bras ouverts les membres les plus extrêmes sur 8chan. Le site passe de « 100 posts par jour » à ses débuts à « 10.000 par heure ».
Du LOL aux mèmes antisémites
Défendant le droit à l’impertinence au politiquement incorrect, 8chan attire de nombreux militants de l’alt-right, l’extrême droite américaine 2.0, poussée en dehors du mainstream par Twitter et Facebook. C’est sur 8chan que naît la théorie du complot anti-démocrate du Pizzagate et de nombreux mèmes pro-Trump détournant Pepe the frog – que l’association de l’Anti-Defamation League, qui lutte contre l’antisémitisme aux Etats-Unis, classe comme un « symbole de haine ».
Le président américain en personne retweete même en juillet 2016 un montage anti-sémite présentant Hillary Clinton affublée d’une étoile de David par-dessus des liasses de dollars. Face à la controverse, Donald Trump efface son tweet et le remplace par une image moins polémique.
« La vérité, c’est que ce sont les mèmes qui font appel à la rage qui cartonnent le plus », confiait Brennan à Tortoise.
Le mégaphone des tireurs de masse
« Les autres utilisateurs anonymes définissent ce qui est socialement acceptable, et plus vous postez, plus cela vous change », continuait le fondateur. « Peut-être que vous commencez par poster des mèmes nazi comme une blague, mais vous finissez par intégrer ces croyances. » Certains internautes surfent sur la thèse du « grand remplacement » et du soi-disant « génocide blanc » pour dénoncer le multiculturalisme. Et une poignée passent à l’acte.
Quelques minutes avant d’ouvrir le feu dans deux mosquées de Christchurch, un individu qui semble être le tireur présumé Brenton Tarrant avait annoncé son passage à l’acte sur 8chan : « Les mecs, il est temps d’arrêter de poster de la merde et de faire une contribution dans le monde réel. Je vais mener une attaque contre les envahisseurs, et je vais la diffuser en live sur Facebook. »
Devant la vidéo en direct, une dizaine d’internautes l’encouragent et le félicitent dans des messages accompagnés d’insultes racistes, selon des captures d’écran depuis effacées. Il est salué comme « le nouveau Breivik », le terroriste norvégien d’extrême droite. Pour la fusillade d’El Paso, un manifeste dénonçant « l’invasion hispanique du Texas » a été mis en ligne sur 8chan une vingtaine de minutes avant la tuerie. Selon le FBI, tout porte à croire qu’il a bien été publié par le tireur présumé Patrick Crusius.
L’avenir du site en question
« Il semble que la fusillade d’El Paso suive une tendance dangereuse : des individus troublés qui épousent des idéologies racistes et se sentent contraints d’agir pour préserver la suprématie blanche. Comme les sympathisants de Daesh et d’autres organisations terroristes, ces individus agissent peut-être seuls mais ils ont été radicalisés par des sites nationalistes qui prolifèrent sur Internet. Il faut que les autorités et les plateformes Internet trouvent de meilleures stratégies pour réduire l’influence de ces groupes haineux. » C’est l’analyse publiée par Barack Obama ce lundi, qui voit comme de nombreux experts, des similitudes entre la nouvelle radicalisation djihadiste et celle d’extrême droite en ligne.
Pour l’instant, le FBI n’a pas précisé s’il surveillait particulièrement 8chan. Mais son directeur, Christopher Wray, avait averti la semaine dernière que les suprémacistes blancs étaient la principale menace sur le front du terrorisme intérieur.
Fredrick Brennan, qui a revendu 8chan en 2014 – mais l’a administré jusqu’en 2016 – a appelé son nouveau propriétaire, Jim Watkins, un militaire américain qui a pris sa retraite aux Philippines et possède plusieurs sites Internet, à le fermer. Lundi soir, le site était majoritairement hors-ligne car il a été lâché par Cloudflare, une entreprise qui protège notamment ses clients des attaques en déni de service.
Sa survie sera compliquée mais pas impossible – il existe des alternatives. Mais Brennan avait lancé un avertissement après l’attentat de Christchurch : « Ce n’est pas la technologie qui est responsable de ces actes, c’est le cœur de ces gens. Si 8chan ferme, ils iront sur un autre site. » La haine trouve toujours une nouvelle plateforme.