Au Groenland, la croisière d’expédition aborde un monde inuit en pleine mutation
Jean-Claude Urbain pour 20 Minutes
La Terre verte d’Erik le Rouge est blanche ! À son retour d’exil, en l’an 986, l’explorateur viking avait vanté à ses contemporains les rivages fertiles d’une Green Land devenue Groenland. La mince bande côtière de ce subcontinent arctique se couvre toujours de prairies fleuries en été. Mais le reste n’est que chaos de glaces : les quatre cinquièmes de sa surface sont couverts par l’inlandsis. Épaisse de 3.000 mètres par endroits, cette calotte représente 12 % du volume de glace sur la planète ! Dissimulé sous cet épais manteau polaire, le Groenland est pourtant un espace en mouvement, sauvage et d’une beauté primitive. Les passagers de L’Austral en font l’expérience tout le long de leur navigation en mer de Baffin.

Parti du fjord de Kangerlussuaq, au fond duquel se trouve l’unique aéroport du pays capable d’accueillir de grands avions, L’Austral louvoie entre les glaçons géants dès son troisième jour de voyage. Le navire d’expédition de la compagnie française Ponant est le premier de l’année à s’aventurer dans la baie de Disko, sur la côte occidentale du Groenland. Les icebergs qui défilent à quelques mètres de sa coque renforcée proviennent du fjord glaciaire d’Ilulissat, qui produit à lui seul 10 % des spécimens du pays. Ces monuments flottants, vêlés sous la pression d’une calotte en perpétuel glissement vers l’océan, sont les balises quotidiennes de ce périple en bateau. Aucune route ne reliant les localités du pays, prendre la mer est le seul moyen de les découvrir.

De Sisimiut, la deuxième « ville » du Groenland avec 5.600 habitants, jusqu’au village hyperboréal de Kullorsuaq, la croisière polaire plonge les visiteurs dans une nature grandiose, au contact d’une civilisation millénaire. L’histoire moderne a voulu que les Groenlandais deviennent citoyens danois. Mais d’un point de vue géographique comme culturel, le pays relève de l’Amérique du Nord. Depuis 1979, son nom officiel est d’ailleurs Kalaallit Nunaat. Ces deux mots, qui ne figurent que rarement dans nos atlas, désignent la « Terre des Inuits ».
Rencontres du bout du monde
Bien que le Groenland bénéficie d’une autonomie renforcée depuis 2009, la couronne du Danemark assure toujours les deux tiers du budget de son outre-mer polaire. Décidée à prendre son destin en main, l’île-continent affiche pourtant de grandes ambitions. Assise sur une mine d’or noir, elle rêve déjà de voler de ses propres ailes. Pétrole et terres rares pourraient assurer sa fortune. Mais le gouvernement local, pourtant favorable à l’indépendance, refuse de vendre son âme aux investisseurs internationaux. Un moratoire interdit l’exploitation des hydrocarbures et de l’uranium au nom d’une autre forme de richesse : l’environnement. Mais pour combien de temps encore ?

Quatre fois plus grande que l’Hexagone, Kalaallit Nunaat n’abrite pas assez d’habitants pour remplir le stade de France : à peine 57.000 personnes, dont 70 % d’Inuits. Ces derniers, descendants des Thuléens venus d’Alaska, ont longtemps résisté aux pressions de l’économie de marché. Ils mènent désormais une double vie : traditionnelle et connectée. Nuuk, la capitale, rassemble près d’un tiers de cette population qui s’adapte, depuis les années 1980, aux charmes et aux méfaits de l’urbanisation. Une fois leur cargaison déchargée, les pêcheurs du XXIe siècle arpentent les rues le portable collé à l’oreille. Et dans les maisons chauffées au fuel, les écrans plats reçoivent les chaînes internationales par satellite tandis que les crânes de rennes et de bœufs musqués ornent toujours les portes d’entrée.

Invités à goûter au gras de baleine à Sisimiut, à assister à une partie de football à Qeqertarsuaq ou à flâner entre les maisonnettes colorées de Kullorsuaq, les passagers de L’Austral touchent chaque jour du doigt un mode de vie adapté aux rigueurs extrêmes du Grand Nord. Pendant des millénaires, les Inuits ont survécu grâce aux ressources animales que la nature leur offrait. L’explorateur français Paul-Émile Victor parlait de « civilisation du phoque » pour décrire cette société entièrement tournée vers la chasse et la pêche. Aujourd’hui encadrées par des quotas et des permis, ces activités restent nécessaires, lorsqu’en hiver, les glaces empêchent tout ravitaillement.

La nature aux commandes
En croisière d’expédition, l’itinéraire n’est donné qu’à titre indicatif. Il se précise au fil du voyage, en fonction des conditions de navigation et des opportunités de rencontre avec la vie sauvage. Le commandant Charbel Daher rappelle un dicton local aux passagers, dès leur montée à bord de L’Austral : « Le ciel et la glace sont les seuls maîtres ». Il insiste également sur le mot le plus prononcé par les Groenlandais : « immaka », qui signifie « peut-être ». Mais pas de panique ! Cette nécessaire flexibilité face aux aléas est chaque jour récompensée par le renouvellement du paysage et par les efforts de l’équipage.

Entre sorties en bateau pneumatique, observations naturelles, visites de communautés et randonnées vers des points de vue spectaculaires, les visiteurs du Groenland ont un emploi du temps chargé. « Voyager à ces latitudes est un privilège de chaque instant. Nous nous reposerons de retour chez nous » plaisante le commandant. Pendant les phases de navigation, le chef d’expédition Vadim Haeucker et son équipe de guides-naturalistes animent des conférences, toutes plus passionnantes les unes que les autres : faune, flore, géologie, glaciologie, archéologie, histoire de l’exploration… Aucun aspect de la connaissance n’est négligé.

Le Groenland n’a toutefois pas encore livré tous ses secrets. Au nord de Kullorsuaq, les officiers de L’Austral redoublent de prudence lorsque le bateau pénètre dans une zone aux fonds marins non cartographiés. La baie de Duneira a-t-elle déjà vu l’étrave d’un autre navire ? C’est peu probable à en croire la découverte faite par Murielle Nagy. En repérage pour un débarquement improvisé sur un rivage rocheux, l’archéologue du bord identifie un site d’occupation ancien jamais répertorié. Les indices ne font pourtant aucun doute. Des vestiges d’habitations circulaires et des ossements de narvals témoignent d’un campement de pêcheurs thuléens, âgé de plusieurs centaines d’années.
Le site sera signalé. Mais rien n’est prélevé ni même touché. Vadim insiste d’ailleurs à chaque débarquement sur l’importance de bien regarder où l’on pose les pieds. Dans cet environnement extrême la moindre fleur est une héroïne !
Coup de chaud sur la banquise
L’Austral poursuit sa route vers le septentrion jusqu’à 75°30’ Nord. Au large de la baie de Melville, une énorme vibration alerte les passagers : l’étrave du navire tente une percée à travers le tapis immaculé ! C’est là que la banquise, la glace de mer qui cerne la mer de Baffin, lui impose de faire demi-tour. En hiver, cette couverture épaisse de plusieurs mètres est le domaine des ours blancs, des phoques, des chasseurs inuits et de leurs chiens. Mais en été, les courants et les vagues la morcellent en grandes plaques. Ce pack mouvant libère des chenaux navigables où seuls les brise-glace peuvent s’aventurer en toute sécurité. Qu’en sera-t-il dans les années à venir ? De récentes projections climatiques annoncent une disparition de cette banquise estivale dès 2030 !

Le réchauffement climatique, qui impacte davantage l’Arctique que le reste de la planète, alarme les spécialistes. On assiste, en effet, à un emballement des phénomènes. La banquise, dont le pouvoir d’albédo réfléchit l’énergie solaire, laisse peu à peu la place à un océan sombre qui, lui, absorbe la chaleur. Quant au dégel du permafrost, il libère du sous-sol de grandes quantités de méthane, qui est un gaz à effet de serre bien plus puissant que le dioxyde de carbone… Au Groenland, la glace fond aujourd’hui six fois plus vite que dans les années 1980. Pour les passagers de L’Austral, ces considérations climatiques évoquées par le guide polaire Dimitri Zver renforcent le sentiment d’observer un monde en pleine transformation.

Au fil de ses campagnes, L’Austral a tissé des liens étroits avec les communautés inuites, qui sont les premières concernées par ces changements. Sans banquise, leurs attelages de chiens disparaîtront bientôt au profit des bateaux de pêche. Ce rapport privilégié avec un peuple intimement lié à son environnement justifie à lui seul le voyage. Certains viennent au Groenland pour contempler le souffle d’une baleine sous le soleil de minuit, d’autres pour s’émerveiller devant les icebergs de la baie de Disko, mais tous en reviennent chamboulés par les sourires timides qu’ils ont pu échanger avec les derniers chasseurs de la banquise.
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