« Des ''sale négro'', j’en reçois plein »… Comment Roland-Garros s’organise pour lutter contre le cyberharcèlement

TENNIS Pour lutter contre le cyberharcèlement des joueurs et des joueuses durant la quinzaine, Roland-Garros collabore avec une start-up française chargée de faire les chasses aux messages haineux sur la toile

Aymeric Le Gall
Gaël Monfils a l'habitude de recevoir quotidiennement des messages de haines sur les réseaux sociaux.
Gaël Monfils a l'habitude de recevoir quotidiennement des messages de haines sur les réseaux sociaux. — ROMAIN DOUCELIN/SIPA
  • Le cyberharcèlement est un fléau qui touche toutes les sphères de la société mais le sport de haut niveau, du fait des paris sportifs, est particulièrement touché.
  • Pour lutter contre ça, Roland-Garros collabore avec une start-up française chargée de réaliser de la veille informatique sur les comptes des athlètes.
  • C’est le premier tournoi du Grand Chelem à prendre une telle initiative et, visiblement, les joueurs et joueuses apprécient la nouveauté.

A Roland-Garros,

« Tu es un scandale pour le tennis et le sport féminin », « gros chien de tes morts, t’es une sous merde »… Qu’ils ou elles gagnent ou perdent, c’est toujours la même rengaine. Depuis que les réseaux sociaux existent, et encore plus avec le développement industriel des sites de paris en ligne, les joueurs et joueuses de tennis ont pris l’habitude de recevoir des pelletés de messages d’insultes et de menaces de mort après chacun de leur match. De la haine dans son plus simple appareil, toute fraîche livrée sur leurs comptes Twitter, Facebook ou Instagram et émanant la plupart du temps de courageux anonymes de la toile.

Après de nombreux signaux d’alarmes envoyés par les athlètes ces dernières années, d’Alizé Cornet à Chloé Burel en passant par Benoît Paire ou Benjamin Bonzi, les instances du tennis français ont décidé d’agir cette année à Roland-Garros. Comment ? En travaillant en collaboration avec une start-up française prénommée « Bodyguard », « Garde du corps » dans la langue de Kylian Mbappé, dont le but est de réaliser une veille permanente sur les réseaux sociaux des acteurs pendant toute la quinzaine et de supprimer automatiquement tous les messages à caractère injurieux, racistes, sexistes et les menaces de mort qu’ils reçoivent.



Gaël Monfils, le racisme et la guerre en Ukraine

En allant à la rencontre du responsable des sports de Bodyguard, au détour d’un couloir dans le très privé espace réservé aux joueurs, sous le court Philippe-Chatrier, on tombe par hasard sur Gaël Monfils. En attendant que son taxi arrive pour le ramener à l’hôtel, le joueur français, qui fait son entrée en lice mardi soir contre Sebastian Baez, est venu se renseigner sur la manière dont fonctionne le service. De ce qu’on comprend, c’est assez simple, les joueurs intéressés n’ont qu’à flasher un QR code, télécharger une application et cocher les réseaux sociaux qu’ils souhaitent voir protégés, le tout en donnant leur accord pour que Bodyguard en prenne le contrôle. « Des ‘sales négros’, j’en reçois pas mal ouais », lâche la Monf à Yann Guérin, l’ancien chargé de com' du PSG passé depuis chez Bodyguard. On en profite pour lui demander ce qu’il pense de l’initiative, même si on connaît déjà la réponse.

C’est cool qu’il y ait une boîte qui ait créé ça puisqu’on est confronté chaque jour à des commentaires négatifs qui viennent majoritairement de parieurs je pense, ils sont un peu frustrés, énervés, et ils balancent des horreurs, détaille-t-il. Si on se plonge là-dedans, on devient fou, moi ça fait un moment que je ne le fais plus et que j’ai un community manager qui s’en charge. Je lui demande de temps en temps de me lire les commentaires les plus marrants, parce qu’il y en a, c’est fou, ils font preuve d’une vraie imagination folle et ils t’écrivent des super beaux textes, le problème c’est que c’est des super beaux textes racistes au possible (rires) ! C’est fou de perdre autant de temps pour déverser autant de haine… »

Monfils profite de cette rencontre avec la team Bodyguard pour se rencarder sur le nombre de langues que peut surveiller l’application. Son problème, les insultes et menaces de mort en langue russe. En couple avec la joueuse ukrainienne Elina Svitolina, dans le contexte persistant de la guerre en Ukraine, le Français est submergé par les attaques de bots ou d’anonymes venus de Russie. « Avant chacun de ses matchs, après chacun de ses matchs, c’est l’enfer, explique-t-il. Mon CM essaye de supprimer ce qu’il peut mais c’est compliqué, il ne passe pas que des bonnes journées ! » Yann Guérin le rassure, le russe fait bien partie des langues analysées par l’intelligence artificielle, avec notamment le français, l’anglais, l’espagnol, le portugais, l’italien ou l’allemand. A terme, l’IA devrait savoir lire plus de 40 langues différentes.

Une initiative qui fait son trou à Roland

Créée par « un petit génie de l’informatique en 2017 pour lutter contre un problème de société au sens large, le cyberharcèlement en ligne », dixit Guérin, l’Intelligence Artificielle (IA) est entraînée par des linguistes pour détecter le moindre message problématique. « La technologie va intercepter les messages envoyés aux joueurs et les analyser en moins de 100 millisecondes afin d’en détecter la toxicité. Elle va ensuite analyser le sens général du commentaire, à qui il est dirigé, etc, explique-t-il. Parce que ce n’est pas du tout la même chose d’écrire '' je suis con '' ou '' tu es con '', ça n’a pas du tout le monde sens. Elle va aussi analyser le contexte global du message. Prenons l’exemple du mot ‘peau’, un mot parfaitement banal dans toutes les langues mais qui en Français devient problématique dans l’expression 'je vais te faire la peau', puisque c’est une menace de mort. »

La tache n’est pas simple, le risque numéro 1 étant de tomber dans la censure. « On ne modère pas la critique, qui est légitime et légale, on modère la manière dont elle est exprimée, précise Yann Guérin. L’idée c’est de prôner la liberté d’expression. » La liberté d’expression dans les deux sens, celle du grand public et celle des joueurs et des joueuses. « Aujourd’hui les personnalités s’autocensurent car ils craignent les réactions du grand public sur les réseaux sociaux. Alors que quand on peut s’exprimer dans un espace sain, on se sent plus libre de dire ce qu’on veut », poursuit-il. Et visiblement, l’initiative semble avoir son petit succès depuis le début des Internationaux de France, plusieurs dizaines de joueurs et joueuses ayant déjà téléchargé l’application.

« On parle depuis longtemps maintenant du côté néfaste des réseaux sociaux. C’est bien d’en parler mais c’est bien aussi de faire quelque chose et de trouver des solutions à ça. Je trouve que c’est une bonne idée de la part de la FFT. C’est la première initiative de ce genre qui est mise en place donc on va voir ce que ça donne. Mais en tout cas je trouve que c’est bien d’essayer de faire des nouvelles choses », applaudit Caroline Garcia. « Ça n’enlève pas les insultes que les joueurs peuvent recevoir via la messagerie privée de leurs comptes Twitter, Insta ou Facebook, voire par SMS parce que ça peut aussi arriver, mais ça modère tous les commentaires publics, ce qui est déjà une très bonne chose. Ça fait que sur tes réseaux sociaux, il n’y aura plus d’atrocités visibles par tous en direct », embraye Enzo Py, coach de Lucas Pouille.

Une protection durant la quinzaine, et après ?

Pour Justine Henin, la marraine de la « Team Jeunes BNP Paribas » croisée dimanche sur la terrasse du Chatrier, il était urgent d’agir. « Aujourd’hui, c’est beaucoup plus violent qu’à mon époque, admet l’ancienne championne belge. Avant, c’était un article dans la presse qui déplaisait, des critiques qui pouvaient nous faire mal, mais on avait le choix de lire ou de ne pas lire. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus intrusif et beaucoup plus violent. Dans les projets de formation, on doit aussi, nous, formateurs, prendre ça en compte au moment d’accompagner les jeunes vers le professionnalisme. Il faut arriver à les protéger le plus possible de tout ce qui est polluant, et ce genre d’application est un début de réponse. »

Caroline Flaissier, directrice de la FFT : « La santé mentale des joueuses et des joueurs constitue un enjeu prioritaire pour nous. Nous sommes ainsi très fiers d’être le premier tournoi du Grand Chelem à offrir aux joueurs une solution pour se protéger efficacement contre le cyberharcèlement afin de leur permettre de disputer le tournoi dans les meilleures conditions mentales. »

Avant de filer prendre son taxi, Gaël Monfils a une dernière question pour les employés de Bodyguard : « Ça ne marche que pour le tournoi ou c’est permanent ? ». Pour le moment, l’initiative ne sera valide que le temps de la quinzaine. « L’idée pourrait être, en fonction des retours qu’on aura, et ils sont positifs pour le moment, de mettre cette protection de manière permanente, c’est ce qu’on fait déjà avec des footballeurs, des rugbymen ou des basketteurs », le rassure Yann Guérin. Tout comme la haine en ligne, Bodyguard a donc de beaux jours devant elle.