XV de France : La « question éthique » au cœur du débat sur le retour au jeu d’Antoine Dupont
rugby Alors que le capitaine des Bleus a retrouvé le groupe ce dimanche, se pose la question de savoir si un retour sur les terrains avant la fin de la Coupe du monde est raisonnable
- Après une semaine de repos chez lui à la suite de son opération au visage, Antoine Dupont a déjà retrouvé le groupe France à Aix-en-Provence.
- Le capitaine des Bleus a repris l’entraînement à son rythme, d’abord par du vélo en salle et un programme adapté de réathlétisation.
- Si le manager santé du XV de France s’est attelé jeudi à réfréner l’optimisme forcené des premiers jours quant à un retour rapide au jeu, cela reste tout de même l’objectif final. Ce qui n’est pas sans poser de questions.
La France avait peur, maintenant elle s’inquiète. Et si cette histoire de fracture au visage d’Antoine Dupont avait fait perdre à tout le monde le sens des réalités ? Passé la stupeur et la colère face à un tel coup du sort, vient le temps de la réflexion, et avec lui ce tiraillement entre la volonté de voir le capitaine du XV de France revenir le plus vite possible pour porter les Bleus vers un sacre mondial à la maison et la raison qui voudrait qu’il n’y ait même pas débat. Le demi de mêlée a subi une charge ultra-violente à la tête, son cerveau a fait tilt et sa pommette s’est fissurée. C’est osthéo(synthèse), repos, dodo, et on laisse le Toulousain tranquille jusqu’à la fin du Mondial, aussi douloureuse que soit cette perspective.
« Ce sont les jeux du cirque »
Ce n’est pas ce qui se dessine, on l'a compris depuis le début. Après quelques jours de repos, et le feu vert de son chirurgien, Antoine Dupont est revenu samedi à Aix-en-Provence, où il a retrouvé ses coéquipiers. Il va démarrer en début de semaine son programme de reprise, dans un premier temps du vélo, puis une réathlétisation progressive. L’encadrement semble toutefois avoir pris un peu de distance par rapport à l’optimisme forcené des premiers jours quant à un retour rapide au jeu. Mardi, William Servat assurait qu’il n’avait « pas forcément trop de doutes sur sa capacité à jouer le quart de finale ». Une sortie certainement trop hâtive. C’est ainsi que deux jours plus tard, le responsable du pôle santé du groupe France a rappelé les bases : « Tant qu’on n’a pas le feu vert du chirurgien, on va attendre pour parler de retour », a asséné Bruno Boussagol avec justesse, évoquant notamment un contrôle neurologique d’ici le match contre l’Italie pour évaluer les effets d’une éventuelle commotion, en plus de la fracture.
Le simple fait d’évoquer un retour en fait tout de même bondir quelques-uns. Prenez Olivier Magne, par exemple. L’ancien international aux 89 sélections a une voix qui porte. Il s’en est servi pour dénoncer l’imprudence de ceux qui font monter la petite musique de l’optimisme. « Je pensais que le rugby que j’avais connu, où l’on pouvait être KO un week-end et rejouer le suivant, c’était fini. Et j’étais bien content. Mais je vois que non, regrettait-il dans Le Parisien, mercredi. Nous en sommes toujours à l’Antiquité. Ce sont les jeux du cirque. L’intégrité physique du joueur n’était pas prise en compte. Si le rugby provoque de telles situations, je dis non. »
Ce sport est à un tournant, en effet. Ces dernières années, la question de la santé des joueurs s’est ouverte, mais davantage grâce aux témoignages d’anciens joueurs atteints de graves maladies cognitives et d’études scientifiques alarmantes qu’à une prise en main résolue de la part des instances. Ces dernières ont commencé à bouger seulement en réaction, et encore, il faut faire preuve de patience pour déceler un début d’avancée.
Quentin Garcia, lui, commence à en être à court. Premier rugbyman français à avoir raconté son calvaire dû à des commotions non prises en compte et attaqué son ancien club de Chambéry, fin 2020, l’ex-talonneur en a marre de prêcher dans le désert. Fatigué, il laisse Me Foucauld Prache, qui s’occupe avec son confrère du cabinet Alekto du recours administratif en préparation contre la Fédération française (FFR) et la Ligue (LNR), parler pour lui.
Discours de façade ?
« Quand on voit que Fabien Galthié fait une blague sur la sortie de Paul Boudehent contre la Namibie [le sélectionneur avait dit que son troisième ligne avait « fait gamelle », entrant en jeu et ressortant quelques minutes plus tard pour un protocole commotion], on se dit qu’il y a du boulot, observe l’avocat. Dans le fond, les mentalités n’évoluent pas. Le seul impératif pour un entraîneur, une Fédération, c’est d’avoir des joueurs remobilisables le plus vite possible. »
Ceux qui tentent de faire bouger les lignes dénoncent les belles promesses des instances, jamais suivies des décisions radicales qui s’imposent pourtant à leurs yeux. Interrogé cette semaine sur la « pression populaire » et parfois irrationnelle pour qu’Antoine Dupont revienne au plus vite, le directeur général de World Rugby Alan Gilpin a simplement rappelé que « le bien-être et la santé des joueurs » étaient la « priorité numéro 1, à tous les niveaux du jeu ». « Toujours le même discours de façade, réagit Me Foucauld Prache. On est dans la posture. Tout dans leur comportement et leur décision, ou plutôt manque de décision, prouve le contraire. »
Question de responsabilité
Le fait qu’une telle blessure concerne l’un des joueurs les plus connus du monde, dans la compétition phare de ce sport, a au moins l’avantage de poser le débat en mondovision. Personne ne peut faire l’autruche sur ce coup. Mais il y a un écueil de taille à éviter : celui de faire porter la responsabilité de la bonne ou de la mauvaise décision sur les seules épaules du joueur de l’équipe de France – aussi larges soient-elles.
« C’est un compétiteur de très haut niveau, vous ne pouvez pas lui demander d’être raisonnable. Il a une loyauté vis-à-vis de son équipe, de son pays, que l’on peut comprendre, estime Philippe Chauvin, le papa de Nicolas, joueur des Espoirs du Stade Français décédé en décembre 2018 à la suite d’un double plaquage destructeur. Ce serait trop facile de lui mettre la pression. Les premiers à pouvoir répondre sont les médecins qui l’entourent, encore faut-il qu’ils ne soient pas sous influence, et qu’il n’y ait pas confusion entre l’enjeu sportif et l’enjeu de santé. On est sur une question d’éthique, de déontologie. »
Philippe Chauvin, qui mène depuis ce drame un combat pour la sécurité et la santé des joueurs, fait le même constat d’inertie que notre avocat. « On a des instances qui sont censées protéger les joueurs et qui fondamentalement bottent en touche », déplore-t-il. Ce n’est semble-t-il pas l’intention du nouveau président de la FFR, Florian Grill, du moins quand on lit ce qu’il disait au Parisien jeudi, au-delà du cas Dupont. « Je veux placer la question de la sécurité – et cette question ne se limite pas au nombre de jours de repos des joueurs – au cœur des discussions qu’on va avoir à World Rugby lors d’une grosse réunion, le 4 octobre, sur la question de l’harmonisation du calendrier international, assurait-il. Je ne ferai aucune concession là-dessus car je considère qu’il en va de l’avenir du rugby français et mondial. »
On laissera au dirigeant francilien le bénéfice du doute, lui qui n’est arrivé aux responsabilités qu’en juin dernier. Ce qui n’empêche pas les bons conseils. « La question que tout le monde devrait se poser est : si vous avez un joueur vulnérable à cause d’une blessure passée qu’on a sciemment laissé revenir sur le terrain et que quelques semaines plus tard ce joueur est très gravement blessé, comment on gère ça ? Qui est responsable ? », pose Philippe Chauvin.
Les derniers échos provenant du XV de France tendent à montrer que toutes ces considérations sont bien prises en compte. On verra bien quelle sera la décision finale, si le Toulousain revient sur les terrains, et quand, sans préjuger du fait qu’elle soit hâtive et risquée ou non. « Ce que je souhaite de tout mon cœur est qu’on pense d’abord à la belle personne qu’est Antoine Dupont avant de songer à une possible victoire en quart de finale, implore le père de Nicolas Chauvin. J’espère qu’il y aura le recul pour lui dire, si c’est nécessaire, "écoute Antoine, ce n’est pas le match de ta vie. Ça ne peut pas l’être". » On laissera le mot de la fin, et de l’espoir, à quelqu’un qui le connaît bien, son coéquipier Melvyn Jaminet. « Je suis sûr qu’il ne voudra rejouer que s’il le sent à 100 % », assure l’arrière des Bleus. C’est bien ce que tout le monde veut croire.