Coupe du monde de rugby : « Cimetières engloutis », atolls noyés. Fidji, Tonga et Samoa face à l’urgence climatique
RUGBY Représentées par les Fidji, les Tonga et les Samoa lors de la Coupe du monde de rugby en France, les îles pacifiques sont les plus durement touchées par le réchauffement climatique
- Trois nations des îles pacifiques participent à la Coupe du monde 2023. Les Fidji, les Tonga (qui affrontent l’Ecosse à 17h45) et les Samoa.
- Ces trois pays font partie des plus touchés par le réchauffement climatique.
- Dans un monde où l’inaction reste la norme, les îles pacifiques subissent de plein fouet les effets du dérèglement climatique depuis une quinzaine d’années.
Les Fidji dans la lumière. Depuis leur entrée dans la Coupe du monde 2023, les Flying Fijians attirent la sympathie du public par leur jeu spectaculaire – rien de nouveau ici – et une capacité quasi unique dans le rugby à faire vaciller les nations majeures. Si le pays de Galles a échappé de peu à la guillotine grâce à un arbitrage douteux, l’Australie, elle, est passée sur l’échafaud et risque l’élimination au profit des outsiders îliens.
Clin d’œil de l’histoire : ces derniers n’ont passé les poules qu’une fois, en 2007, dans un groupe où figuraient déjà Gallois et Australiens. Mieux, en cas de qualification à la 2e place, l’Angleterre la plus prenable de ces dernières années leur fera face, laissant entrevoir la possibilité de disputer une demi-finale inédite. L’enjeu est sportif mais pas que : il s’agit de mettre les Fidji et les îles pacifiques sur la carte du monde. Bientôt, il sera peut-être trop tard.
Petite subtilité et grande injustice du dérèglement climatique, quelques millions de propriétaires de SUV fiers de dégueuler du CO2 par le pot d’échappement ont le pouvoir de ruiner la vie de populations dont les émissions de gaz à effet de serre n’atteignent même pas 1% du total mondial. Si les pays riches commencent eux-mêmes à subir les conséquences de leur aveuglement, voilà bien longtemps que les Fidji, les Tonga et Samoa, pour ne citer que des participants à la Coupe du monde de rugby, se font progressivement submerger. « Le changement climatique est une crise que ces pays n'ont pas provoquée, mais c'est le combat dont ils souffrent le plus », déclarait ainsi le joueur samoan Jonny Fa'amatuainu en 2019, lequel exhortait à l'époque ses pairs du pacfique à utiliser leur statut de rugbyman pour faire passer le message.
Par décence et en cas de nouvelle déconvenue des Tongiens contre l’Ecosse, dimanche, évitons donc le champ lexical du naufrage : les scénarios les plus pessimistes font état d’une montée des hauts à hauteur de 126 cm à l’horizon 2100 dans cette zone du globe, où la montée des eaux est au moins deux fois plus rapide qu’ailleurs selon diverses études scientifiques. Avec des conséquences dramatiques.
L’élévation du niveau des océans provoque l’érosion de certains territoires, les villages côtiers se font grignoter par la mer, témoigne Adrien Berlandi, réalisateur de "Je suis parce que nous sommes", un film documentaire sur l’impact du dérèglement climatique aux Iles Fidji. Des cimetières se font engloutir. Ça, c’est très concret. Sur place, des amis fidjiens me montraient le rivage à plusieurs mètres du village au loin, en me disant, "ma maison était là avant". Il y a des vies en jeu, des enfants sont morts à cause de la montée des eaux sur le chemin de l’école. »
Pour faire face, les habitants de l’archipel fidjien, composé en majorité de populations côtières, construisent des digues comme ils peuvent, parfois en redoublant d’ingéniosité, souvent avec les moyens du bord (des pneus, par exemple). Mais ils ne font que repousser l’échéance. La progression de l’océan provoque en outre une salinisation des sols et de l’air, un poison pour les récoltes, la biodiversité locale et même les panneaux solaires. Adrien Berlandi : « Les arbres tombent, les cocotiers sont complètement à nu, ils marchent sur leurs racines à cause de l’érosion et du sable qui s’en va, petit à petit. » A terme, il n’y a guère d’autre choix que de partir.
Le président fidjien en visite à Bordeaux pour causer climat
Bien conscientes du problème, les autorités locales ont mis en place, dès la décennie précédente, des projets de relocalisation de villages à l’intérieur des terres, où la nature volcanique de l’archipel offre un certain relief. « C’est le premier sujet que les officiels fidjiens ont évoqué, rapporte Céline Papin, adjointe au maire de Bordeaux en charge des relations internationales, qui a reçu il y a dix jours la visite d’une délégation menée par le président des Fidji, Wiliame Katonivere. Ils ont une approche de planification de ces déplacements sur des dizaines d’années, mais ne nous ont pas évoqué l’hypothèse de la relocalisation externe de populations fidjiennes, car c’est un sujet délicat, même si dans leurs projections et au vu de la croissance de leur population, cette question se pose. »
La volonté première reste néanmoins de préserver les terres îliennes de l’apocalypse. « Il faut déconstruire l’image selon laquelle ces peuples n’ont qu’en tête de vouloir partir et fuir le climat, explique le réalisateur. Au contraire. Ce sont leurs terres. Et la terre, c’est là où se trouvent les ancêtres, dieux et la nature. » Parmi les autres objets de la visite du chef d’Etat fidjien en Gironde, où sont établis les Flying Fijians, il a également été question des moyens techniques alloués à la lutte contre les catastrophes naturelles. La visite du site de télécontrôle Ramsès, centre de contrôle des risques d’inondation en temps réel, semble ainsi avoir éveillé l’intérêt de Wiliame Katonivere, lequel espère « qu’un jour, nous aurons ce genre de système [aux Fidji] ». « Eux aussi ont beaucoup à nous apporter, répond Céline Papin, car ils ont su adapter leur production agricole au changement climatique, et c’est un point qui nous intéresse. »
Tuvalu perd deux atolls, le Vanuatu s’en remet à La Haye
L’intérêt porté aux problématiques îliennes est reçu avec enthousiasme par les nations du Pacifique, très longtemps snobées par les grandes nations émettrices. En 2022, les États insulaires réclamaient une action mondiale « urgente et immédiate » contre le changement climatique, en espérant que la Cour de La Haye puisse faire pression sur les gros pollueurs. Cette année, le Vanuatu a réussi à faire adopter une résolution historique à l’ONU. Le texte, soutenu par plus de 130 pays, demande l’avis de la Cour internationale de justice sur le respect ou non des obligations morales et légales des pays émetteurs, sur le plan climatique. Le Vanuatu avait également déjà proposé, en septembre 2022, la création d’un « traité de non-prolifération des énergies fossiles » à la tribune des Nations unies, arguant que le temps n’était plus aux belles paroles mais à l’action.
Dernier volet, celui des aides. Lors de la COP26 de Glasgow, les représentants du petit archipel de Tuvalu, dont deux des 11 atolls de l’archipel ont déjà disparu, se plaignaient du trop peu de financements destinés à l’adaptation des infrastructures dans les territoires touchés de plein fouet par les cyclones et la montée des océans. Comme l’expliquait à l’époque l’un des ministres tuvalais, Simon Kofe, la plupart des aides économiques sont alloués à « l’atténuation » (la réduction des émissions). Or, et c’est toute la complexité de la situation, quand bien même les émissions cesseraient du jour au lendemain, l’Océanie continuerait de couler pendant un temps et de subir de lourdes pertes matérielles et humaines. D’où l’intérêt de les financer.
Le XV du Fidji ne disparaîtra pas à court ou moyen terme
En attendant le réveil de la communauté internationale, les îles pacifiques peuvent plus ou moins compter sur leurs voisins néo-zélandais et australiens (Camberra a débloqué 360 millions d’euros pour les archipels voisins en 2019), et un peu sur World Rugby. L’instance suprême de l’ovalie a lancé, début 2022, une nouvelle « Stratégie environnementale 2030 ». « Le plan répond au besoin urgent de réduire de moitié les émissions d’ici à 2030 et de parvenir à des émissions nettes nulles d’ici à 2040 », écrit WR.
Un beau geste de plus à la portée relative qui confirme que les îles océaniennes peuvent avant tout compter sur elles-mêmes. Là encore, les Fidji dépeintes par Adrien Berlandi sert d’exemple. « On voit des séquences super belles, tous les jours, les Fidjiens travaillent ensemble soit à la construction de digues, soit pour aller aider chacun dans sa ferme quand il y a des problèmes. Ils jouent aussi beaucoup au rugby, évidemment. Une des solutions qu’ils ont à nous apporter, c’est cette notion du collectif. » Les stades de la Coupe du monde de rugby en sont témoins. Mais jusqu’à quand ? Les Fidji et les Tonga devraient tenir à moyen terme. Mais pour les Samoa, très proches du niveau de la mer, il y a de quoi s’alarmer.