Roland-Garros : Aryna Sabalenka roule-t-elle pour Loukachenko, le « dernier dictateur d’Europe » ?

TENNIS Connue pour sa proximité avec Loukachenko, la Biélorusse Aryna Sabalenka, tombeuse de Sloane Stephens en huitième de finale, est au centre de toutes les attentions de par son refus de se positionner personnellement contre la guerre en Ukraine

Aymeric Le Gall
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Aryna Sabalenka lors d'une rencontre officielle avec Alexander Loukacheko en 2018.
Aryna Sabalenka lors d'une rencontre officielle avec Alexander Loukacheko en 2018. — Capture d'écrans Belarus 1
  • Depuis le début de la quinzaine à Roland-Garros, la Biélorusse Aryna Sabalenka ne cesse d’être interrogée sur sa position par rapport à la guerre en Ukraine.
  • Au premier tour, son adversaire ukrainienne Marta Kostyuk avait même refusé de lui serrer la main.
  • Les prises de position mesurées de Sabalenka traduisent-elles un réel soutien au dictateur Loukachenko ou plutôt une peur de se faire sanctionner par le régime ?

A Roland-Garros,

La gêne était palpable dimanche matin lors du point presse organisé par Amélie Mauresmo pour faire un tour d’horizon des sujets chauds du moment à Roland. Parmi ceux-ci, la feinte de corps de la Biélorusse Aryna Sabalenka qui, deux jours plus tôt, avait zappé la conférence de presse après sa victoire au troisième tour face à Kamilla Rakhimova, avec l’accord des organisateurs, comme dimanche soir après son 8e de finale contre Stephens. Interrogée sur l’organisation d’un point presse en petit comité, avec des journalistes triés sur le volet, au lieu de la traditionnelle conf d’après-match ouverte à tous les journalistes, la directrice du tournoi bégaie, avant que les chargés de com' ne mettent fin aux questions sur le sujet.

Du côté du clan de la joueuse, on invoque la sacro-sainte santé mentale de Sabalenka, sujet en vogue dans le tennis moderne et qui peut s’avérer bien pratique pour esquiver les questions qui fâchent. Il faut dire que depuis le début du tournoi, la Biélorusse vit des conférences de presse pour le moins agitées, notamment après son match au premier tour contre l’Ukrainienne Marta Kostyuk, qui avait refusé de lui serrer la main et l’avait déshabillée pour l’été au sujet de la guerre en Ukraine lors de son passage devant les médias.



Depuis, pas un passage de la numéro 2 mondial ne se fait sans que le thème soit remis sur le tapis. Avec, en fil rouge, la volonté de certains journalistes de connaître la position personnelle de Sabalenka sur l’invasion russe en Ukraine, soutenue par la Biélorussie et son dictateur de président Alexandre Loukachenko. Celle-ci a d’abord tenté une pirouette verbale, expliquant que « personne dans ce monde, et ça comprend les athlètes russes et biélorusses, ne soutient cette guerre », avant de se murer dans le silence quand une journaliste ukrainienne lui a demandé de se positionner en son nom propre.

Notre consœur, visiblement en mission commandée pour arracher les aveux de Sabalenka, ne s’est pas démontée. « Ici, en 2020, vous avez signé une lettre pour soutenir Loukachenko au moment où il torturait et battait les manifestants dans la rue. Ensuite, vous avez fêté le nouvel an avec lui. Comment une potentielle n°1 mondiale peut-elle soutenir un dictateur ? », a-t-elle lancé. En face, un ange passe.

Un précédent malheureux lors des JO de Tokyo

Dès lors, comment analyser ce positionnement pour le moins prudent de la joueuse biélorusse ? Faut-il y voir un soutien tacite au président Loukachenko, et par extension un soutien à la guerre en Ukraine, ou Sabalenka est-elle tout simplement pieds et poings liés, obligée de ménager la chèvre et le chou pour ne pas risquer de se faire sanctionner par le régime une fois rentrée au bled ? Sans trancher la question, Lukas Aubin, spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport et auteur de La Sportokratura sous Vladimir Poutine, resitue un peu le contexte biélorusse, peu propice il est vrai à la libre expression.

« On se souvient que lors des JO de Tokyo en 2021, Kristina Timanovskaia avait pris trop de liberté vis-à-vis du régime et s’était retrouvée en difficulté, on l’avait sommé de revenir au pays, en lui jurant qu’elle ne serait pas inquiétée. Elle avait finalement décidé, par crainte pour sa sécurité, de ne pas repartir en Biélorussie et elle avait obtenu dans la foulée un visa humanitaire de la part de la Pologne, rappelle-t-il. Ça montre bien le danger qui guette les athlètes qui s’expriment concrètement contre le régime. Ils sont perçus comme des traîtres qu’il faut mettre hors d’état de nuire. Ça peut aller de la simple remontrance à l’arrestation et la mise sous les verrous après un procès monté de toutes pièces. »


L'Ukrainienne Marta Kostyuk (à droite) passe sans un regard pour Aryna Sabalenka après sa défaite au premier tour de Roland-Garros.
L'Ukrainienne Marta Kostyuk (à droite) passe sans un regard pour Aryna Sabalenka après sa défaite au premier tour de Roland-Garros. - Javier Garcia//SIPA


Quand le régime emprisonne les athlètes dissidents

En 2020, après s’être maintenu au pouvoir malgré sa défaite à l’élection présidentielle, celui qu’on nomme le « dernier dictateur d’Europe » avait violemment réprimé les manifestations des opposants qui réclamaient son départ et la tenue de nouvelles élections. Près de 2.000 athlètes avaient pris part aux manifestations et signé une lettre ouverte contre les violences d’état et pour réclamer le départ de Loukachenko.

Parmi eux, la basketteuse Yelena Leuchenka, le champion du monde décathlonien Andrei Krauchanka et la médaillée olympique de natation Alexandra Herasimenia. « Les deux premiers ont été arrêtés et torturés dans les prisons biélorusses, qui ne ressemblent pas à vos prisons européennes et se rapprochent plus des camps de concentration soviétiques ou nazis, la troisième a été condamnée à 12 ans d’exil », assure Dzmitry Navosha, fondateur de Tribuna, le plus grand média sportif de Biélorussie. En 2021, Amnesty International recensait pas moins de 95 sportifs et sportives enfermé(e) s dans les geôles du gouvernement.

Pour un président qui a déclaré que le sport était un outil géopolitique plus puissant que son propre ministère des Affaires Etrangères, aucune surprise donc à ce que les athlètes dissidents soient sévèrement sanctionnés. En plus de l’exil forcé, la triple médaillée olympique Alyaksandra Herasimenia, reconvertie depuis en entraîneuse de natation, a vu ses contrats avec les piscines biélorusses annulés après avoir pris la parole sur les réseaux sociaux pour critiquer le régime.

« J’avais le choix entre parler ou me taire. Nous louons des piscines publiques pour organiser nos cours. Toutes les piscines appartiennent à l’État au Bélarus et donc j’ai réalisé que si je parlais, mes collègues en pâtiraient, tout comme les enfants. Au départ, je ne savais pas quoi faire, et au bout de quelques jours, je me suis rendue compte que je ne pouvais pas garder le silence », a-t-elle déclaré lors d’un entretien avec Amnesty International.

Loukachenko bichonne ses soutiens sportifs

A l’inverse, les athlètes acceptant de marcher main dans la main avec Loukachenko sont « choyés par l’État et honorés par la société », selon les mots d’Heather McGill, chercheuse spécialisée sur l’Europe de l’Est et l’Asie centrale à Amnesty International. Parmi eux, une certaine Aryna Sabalenka. « En plus de la violence physique, l’une des réponses du régime à la lettre signées par les 2.000 athlètes a été de publier une "Lettre ouverte des athlètes pour Loukachenko", lettre signée par… Sabalenka. En outre, elle a participé à plusieurs reprises aux activités de propagande du dictateur, on la voit notamment dans un clip du gouvernement pour fêter le nouvel an 2021 », s’insurge Anatol Kotau, chef du département international de la Belarusian Sport Solidarity Foundation (BSSF), créée dans le but de soutenir les athlètes persécutés par le régime.




Conscient de tenir avec la numéro 2 mondiale une athlète de premier plan international, Loukachenko ne manque pas une occasion de mettre en avant « son jouet préféré », dixit Anatol Kotau. « Toutes ses victoires sont immédiatement utilisées par Loukachenko, qui lui envoie des lettres de félicitations et ne manque pas une occasion de parler d’elle lors de ses prises de paroles publiques. Si vraiment ça la dérangeait, elle pourrait dire ‘s’il vous plaît, arrêtez’. Elle ne risquerait rien, elle est trop populaire pour être inquiétée. Mais elle ne dit rien, ce qui prouve bien qu’elle est du côté de Loukachenko », déclare-t-il.

Et celui-ci d’enchaîner : « On voit bien qu’elle essaie de se cacher derrière des mots abstraits : Tous les sportifs sont contre la guerre, je ne peux pas contrôler la situation, etc. Et ne répond pas aux questions directes. En plus elle ne dépend même pas de la Biélorussie, elle voyage toute l’année à l’étranger et vit le reste du temps à Miami. Que craint-elle dans ce cas-là ? Qu’on lui confisque ses biens et propriétés au pays ? Ce n’est pas une raison suffisante. Il ne s’agit donc que de raisons personnelles. Elle se dit d’accord pour jouer sous bannière neutre mais elle n’est pas neutre du tout. » 

A la décharge de la joueuse, celle-ci a récemment donné quelques signaux contraires au sujet de Loukachenko. Interrogée début avril lors du tournoi de Stuttgart, après que le président biélorusse l'a cité comme modèle de société, Sabalenka avait semblé montrer un début d'agacement. « Je suis presque sûre que ça n’aide pas, avait-elle osé. Je ne sais pas. Je ne sais pas quoi dire, car encore une fois, il peut commenter mon jeu, il peut commenter ce qu’il veut. Encore une fois, je n’ai rien à voir avec la politique. Je ne suis qu’une athlète, oui, de Biélorussie, et j’essaie juste de faire de mon mieux dans mon sport. » Finalement, le dernier épisode en date, mardi, à Roland-Garros, a fini par changer totalement la donne, Sabalenka décidant contre toute attente par faire ce que nos interlocuteurs attendaient : se déclarer personnellement contre la guerre en Ukraine et contre Loukachenko.