Entre city stades et playgrounds, les filles parviennent-elles à se faire une place dans le sport de rue?
CHAMPIONNES TOUS TERRAINS (5/5) A l’occasion du Mondial de foot en France qui débute ce vendredi, « 20 Minutes » a enquêté sur des problématiques liées au sport féminin de haut niveau. Notre série se conclut en s’interrogeant sur la possibilité pour une jeune fille de participer au sport de rue au milieu des garçons
- Jusqu’à l’ouverture de la Coupe du monde de football ce vendredi, 20 Minutes aborde dans une série des questions sur le sport féminin de haut niveau. Ces problématiques parfois méconnues jalonnent la vie de nombreuses femmes ET sportives professionnelles.
- A l’occasion du dernier épisode de la série « Championnes tous terrains », 20 Minutes s’est rendu sur des city stades et des playgrounds autour de Paris et de Lyon pour voir si les jeunes filles parvenaient à se mélanger aux garçons.
- Cette mixité dans le sport de rue se révèle être aussi difficile que précieuse, à l’image des exemples de réussite des footballeuses Amel Majri, Kadidiatou Diani et Aïssatou Tounkara, qui attaquent le Mondial avec les Bleues ce vendredi (21 heures).
L’équipe de France de football est championne du monde. Les hommes, hein ! Au tour des joueuses de Corinne Diacre, qui sont au centre des attentions cette année, de tenter de remporter leur premier titre majeur à la maison. L’occasion de se pencher sur des problématiques parfois méconnues, propres à ces femmes ET sportives de haut niveau. 20 Minutes lance ici son dernier épisode d’une série de sujets sur des thématiques sociétales, à mi-chemin entre carrière sportive et vie de femme. Et comme cette vie de femme ne s’arrête pas à la porte des vestiaires, un état des lieux du sport féminin nous a semblé essentiel. Voici un gros plan ce vendredi sur les difficultés pour les jeunes filles de se faire une place sur les terrains de basket et surtout de football dans la rue.
Scène caricaturale sur le mythique city stade de Dupleix (Paris XVe), où le ciel gronde à chaque passage du métro aérien et où des ados profitent d’un mercredi ensoleillé pour taper dans la balle. Sur une moitié du terrain, on joue au basket, et sur l’autre au foot.
Dans la première, une fille se trouve au milieu des garçons. Dans la seconde, c’est 100 % testostérone : les filles sont priées de rester sur le côté et elles travaillent des portés contre le grillage pour ne pas gêner. Il faut attendre que la bande de gamins détale afin de les voir troquer la danse pour le ballon. C’est comme ça, pas le choix. « Les gars disent qu’on n’a pas le niveau. Ou alors ils ne font pas de passes. A force, on ne cherche plus à jouer avec eux, donc on attend », témoigne l’une d’entre elles.
« Convaincre les filles qu’elles ont le droit de jouer au football »
Le city, c’est la jungle, la loi du plus fort. Les collégiens se font virer par les lycéens qui eux-mêmes courbent l’échine face aux adultes. Dans ce monde, les filles sont en bas de la chaîne. A quatre kilomètres de là, porte Didot, Charles, responsable des sections jeunes du CA Paris 14, songe à briser ce cycle discriminatoire. Impliqué de longue date dans le développement du foot féminin, ce club fait partie du dispositif Foot'elles mis en place par la Ville de Paris avant la Coupe du monde 2019. Quand on l’aborde, Charles vient de terminer la séance d’entraînement des U6 et U7 féminines, à laquelle sont venus se mêler plusieurs garçons.
« Le but, c’est à la fois de convaincre les filles qu’elles ont le droit de jouer au football, que ce n’est pas seulement un sport de garçons, et d’habituer les petits à voir de la mixité sur les terrains de foot, explique-t-il. Quand on a ouvert une section féminine en U16, il y avait plein de garçons sur les barrières pour regarder le premier entraînement comme si c’était un spectacle. »
Le CA Paris 14 cherche « à briser des clichés sur le niveau des filles »
Les temps ont bien changé puisque les garçons U15 du club ont par exemple subi un 8-0 en amical contre une sélection féminine U19 du Japon. « Ça permet de briser des clichés sur le niveau des filles, apprécie Charles. A terme, je pense que ça permettra de voir à la fois plus de filles sur les terrains de foot à 11 comme dans les city stades. »
A mi-chemin entre les deux disciplines, le foot five ou urban laisse déjà de plus en plus de place aux équipes mixtes. Mais sur les city, le constat est tout autre, partout où nous sommes allés. De Dupleix à Abbesses, en passant par Tolbiac et Arcueil (Val-de-Marne), le pourcentage de gamines aperçues balle au pied tend vers l’infinitésimal.
« Les filles sont responsabilisées plus tôt et n’ont plus le temps de jouer »
Ce qui est vrai pour le football l’est presque autant pour les playgrounds de basket. Sur le plus « instagramable » de tous, le Duperré, près de Pigalle, la répartition géographique est peu ou prou identique. Les garçons s’affrontent sur du 3 contre 3 pendant que seulement trois filles guettent, adossées à un mur, le moindre temps mort pour aller claquer deux ou trois lancers-francs. Parmi elles, Bintou (13 ans) fait preuve du même fatalisme que les habituées du city de Dupleix : « Ce n’est pas facile, je joue avec les garçons surtout quand il manque des joueurs. Même si maintenant ils me connaissent un peu et ils savent que j’ai le niveau, je ne suis sûre de jouer ici qu’en cas d’entraînements, sur une moitié de terrain ».
A partir d’un certain âge, les filles tendent carrément à disparaître des terrains de jeu urbains. Charles, l’éducateur du CA Paris 14, y voit un marqueur social : « Parce qu’elles sont matures plus tôt, parce qu’elles sont responsabilisées plus tôt dans leurs familles, elles n’ont plus forcément le temps de jouer au foot. Alors que les garçons eux, on leur laisse du temps libre. On essaie de dialoguer avec les familles pour changer ça ».
« Des garçons taclaient carrément la fille pour lui faire mal »
Nous avons aussi vadrouillé dans la région lyonnaise, où l’association Sport dans la ville a construit 15 terrains de football et de basket au cœur des quartiers depuis 1998, afin de favoriser l’insertion sociale et professionnelle des jeunes par le sport. Dans le quartier de la Grappinière à Vaulx-en-Velin (Rhône), seule une footballeuse, Fatima Mehdi (16 ans), ose se frotter régulièrement aux garçons au cours du créneau ados encadré du mercredi après-midi, qui n’a de mixte que le nom.
« Dans ma génération, quand une fille était moins forte que les gars, elle ne touchait pas la balle, elle se faisait critiquer et elle décrochait, décrypte la Vaudaise Sanaa Titraoui (26 ans), devenue éducatrice sur ce terrain de la Grappinière. Quand elle était au-dessus d’eux, ça entraînait des moqueries entre eux et parfois des comportements agressifs. Ils taclaient carrément la fille pour lui faire mal. Mais je note une grosse évolution des mentalités. Les garçons ont un peu plus l’habitude de voir des filles débarquer et de les accepter, car beaucoup d’entre eux en ont déjà côtoyées en 6-8 ans puis en 8-10 ans. »
« Aujourd’hui, je mets la chauffe à pas mal d’entre eux ! »
La mixité pose donc souci à l’adolescence et elle pousse l’association lyonnaise, désormais présente jusqu’à Paris, Marseille et Roubaix, à tenter de recruter des filles à la sortie des collèges. Le plus souvent appelée « la fille » sur le city stade de la Grappinière, Fatima Mehdi décrypte à quel point il est complexe de défier les garçons.
Je me sentais parfois rejetée du terrain, je galérais à avoir la balle. Quand j’ai commencé, ils me mettaient le plus souvent dans la cage. Je me faisais incendier à chaque but encaissé, et ils allumaient ou ils tentaient de m’humilier en me dribblant. J’ai beau annoncer que je sais jouer au foot, il faut toujours tout prouver aux garçons, contrairement à eux qui n’ont rien à prouver. Mais si on commence à avoir honte par rapport à eux, on ne prendra jamais de plaisir dans sa passion. Ils se sont habitués à moi au fil du temps. J’étais vraiment nulle au départ et aujourd’hui, je mets la chauffe à pas mal d’entre eux ! »
Pour permettre aux filles de trouver leur place dans les city stades et les playgrounds, Sport dans la ville a lancé il y a tout juste dix ans le programme L dans la ville. « Dès l’âge de 10 ou 11 ans, on constatait que les filles désertaient les terrains de sport, et ce constat était encore plus marqué dans les quartiers, explique Anne-Sophie Faysse, responsable du programme en Auvergne-Rhône-Alpes. Ouvrir exclusivement aux filles des créneaux de foot, basket mais aussi danse et tennis a permis de passer de moins de 100 pratiquantes à plus de 800 aujourd’hui autour de Lyon. Mais on est d’accord, on aurait aimé ne pas avoir à créer ce programme pour intégrer les filles dans ces activités. »
Car concrètement, si Sport dans la ville compte cette année 1.256 filles dans sa quarantaine de centres dans toute la France, seulement 25 % d’entre elles participent à des créneaux avec les garçons. Malgré les succès de l’équipe féminine lyonnaise, championne d’Europe pour la sixième fois cette saison, et le recrutement de nombreuses éducatrices dans les quartiers, le constat de mixité reste décevant, et ce bien plus dans le football (12 % de filles au niveau national) que le basket (47 %).
« Les femmes ne font que passer dans la rue »
Le basket 3x3 bénéficie justement d’une influence de la pratique du sport de rue. Championne d’Europe de la discipline et MVP de la compétition en 2018 à Bucarest avec les Bleues, Mamignan Touré joue dans la rue « depuis toute petite ». Dans sa ville natale de Nevers (Nièvre), elle trouvait « normal » d’aller sur le terrain avec ses sœurs. « Il y avait beaucoup de mixité, apprécie la joueuse professionnelle en 5x5 à Basket Landes. Le basket de rue, c’est une partie de moi, de la basketteuse que je suis. Ça m’a aidée à être forte en défense, polyvalente, et à jouer avec intensité. C’est un excellent complément. »
Les playgrounds, Gilles Vieille-Marchiset les a observés depuis sa thèse sur le sport de rue. Aujourd’hui directeur de l’unité de recherche « Sport et sciences sociales » à l’université de Strasbourg, le professeur indique avoir « rarement rencontré de jeunes femmes » sur les terrains. « On trouve deux profils : la copine du sportif qui suit le mouvement mais qui reste tout de même en retrait pour valoriser son copain et celle qui revendique une pratique transgressive en s’adonnant à une discipline dite masculine. Il y a une répartition critiquable, limite sexiste : quand les femmes ont une activité physique, elles font du jogging. Elles ne font donc que passer dans la rue. Or quand on fait du sport de rue, on reste à un point fixe. »
Aïssatou Tounkara avait « pris de l’avance » sur les autres filles
A l’image du clip ci-dessous, récemment publié sur les réseaux sociaux, la FFF sait que l’équipe de France féminine doit beaucoup à la culture urbaine. Des joueuses retenues pour la Coupe du monde comme Amel Majri (OL), Kadidiatou Diani (PSG) ou Aïssatou Tounkara (Atlético de Madrid) ont longtemps joué dans la rue, et avec les garçons, respectivement à Vénissieux (Rhône), Vitry-sur-Seine (Val de Marne) et aux Buttes-Chaumont (Paris XIXe). « Ça m’a forgée, c’est certain, confie à ce sujet Aïssatou Tounkara. Quand tu as commencé avec des garçons, ça te paraît ensuite plus facile de jouer avec des filles. Comme ça jouait plus vite et plus dur avec les garçons, j’avais de l’avance sur les autres filles. »
Une avance qui peut sauter aux yeux sur le plan technique, à l’image de la patte gauche d’Amel Majri. Son amie Sanaa Titraoui, qui l’a longtemps côtoyée à l’OL, est formelle : « Comme Louisa Necib avant elle, on voit qu’elle a ce petit truc en plus qui s’apprend dans les quartiers. Quand on arrive en centre de formation, on sent qu’on est au-dessus techniquement si on a joué dans la rue. »
Un apport à la fois technique et mental grâce au sport de rue
Patrice Lair, qui a lancé Amel Majri dans le groupe professionnel de l’OL à 18 ans (en mars 2011), loue justement son profil assez rare dans le football féminin français.
Amel, je la surnommais ''Mayonnaise'' tellement elle tournait trois fois sur elle-même avec tous ses dribbles et ses passements de jambe. Les râteaux, les talonnades ou les ailes de pigeon manquent de plus en plus dans les centres de formation. Les filles ont un jeu trop stéréotypé, avec deux touches de balle. Il ne faut pas oublier que la technique, c’est la base de tout. »
Dès son arrivée comme entraîneur du PSG en 2016, Patrice Lair n’a pas non plus hésité à miser sur Aminata Diallo, une milieu de terrain ayant grandi dans le quartier de la Villeneuve à Grenoble et ayant été renvoyée, à 16 ans, du centre de formation de l’OL. « En dix minutes d’entretien avec elle, elle m’a convaincu de la recruter car j’ai senti que c’était une vraie guerrière, précise le nouveau coach guingampais (L2). Elle a dû se faire bien plus violence dans son parcours qu’une fille ayant connu tout son cursus dans un centre de formation. » Aminata Diallo n’a pas été retenue par Corinne Diacre pour ce Mondial. Mais Amel « Mayonnaise » Majri sera bien sur la pelouse du Parc des Princes, ce vendredi (21 heures) contre la Corée du Sud, pour rappeler que les rêves d’un titre de championnes du monde, ça vient (aussi) de la rue.
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