Tour de France: «Il nous a dit: "J'arrive pas à pédaler!"» L'abandon de Thibaut Pinot vu de l'intérieur

CYCLISME « Je sentais que j’étais capable de le faire », soupirait un Thibaut Pinot au bord des larmes, ce vendredi soir, après la plus grande déception de sa carrière. Blessé à la cuisse, il a dû quitter le Tour 2019

Jean Saint-Marc
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Thibaut Pinot a craqué.
Thibaut Pinot a craqué. — M. Bertorello / AFP
  • « Ces abandons doivent faire partie de son destin » : si son directeur sportif Marc Madiot tente de relativiser, Thibaut Pinot a lui avoué son découragement après son sixième abandon en douze grands Tours.
  • « Il est maudit », peste son coéquipier Matthieu Ladagnous, qui avouait « avoir le moral dans les socquettes. »

De notre envoyé spécial à Tignes (Savoie),

Une tape sur l’épaule, un baiser et c’est terminé. William Bonnet n’est pas Judas, Thibaut Pinot n’est pas venu sur le Tour pour laver nos péchés, mais la scène de son abandon avait des airs de crucifixion. Et quatre heures plus tard, c’est un Pinot à la pâleur cadavérique qui s’est présenté devant les médias.


A 50 mètres de là, un type pêchait à la mouche, ignorant superbement le grand bazar cycliste qui se déroulait dans son dos. C’est certain : Thibaut Pinot aurait donné très cher pour être à sa place plutôt qu’avec nous, à refaire un match qu’il a perdu par K.-O.

Etre journaliste sportif, c’est aussi couvrir les défaites, les relégations, les abandons et les médailles en chocolat. Mais on a franchi un nouveau cap dans la retranscription du désespoir, ce vendredi, avec un Thibaut Pinot qui n’osait pas nous regarder dans les yeux, par peur de craquer. Entre deux sanglots étouffés, il s’est confié :

On a vécu une belle aventure malgré tout. Depuis hier (jeudi), j’ai ressenti une douleur très vive dans le vaste interne, comme une déchirure. Hier j’ai serré les dents. Ce matin, j’avais très mal. Ça n’a pas tenu. J’y croyais, j’espérais une petite part de chance, que ça passe. Et non. La plus grande déception de ma carrière ? Oui (sanglots). Je sentais que j’étais capable de le faire. Sans ça, je suis sûr que je l’aurais fait. Mais on ne le saura jamais. Bien sûr que je me relève toujours. Mais là… J’en ai marre. Ça va prendre du temps. »

Marc Madiot tape sur l’épaule de son champion. Quelques minutes plus tôt, en privé, il lui disait trois choses simples : « Il ne faut pas renoncer. L’histoire n’est pas terminée. Le meilleur est à venir. » L’emblématique directeur sportif de Groupama-FDJ y croyait, lui aussi. Il pensait même que Pinot surmonterait sa blessure, qui lui a pourtant arraché des cris de douleur, la veille au soir, sur la table de massage : « J’écoutais Radio Tour et je n’entendais pas son nom dans les premières difficultés. Je me suis dit qu’il était encore dans le match, qu’on avait passé le plus difficile. Je me suis trompé. »


Dans la modeste montée d’Aussois, petit col de deuxième catégorie, le vaste interne de Thibaut Pinot a lâché. Le vaste quoi ? Une saleté de muscle dont on ne connaissait pas l’existence, qui relie, pour faire simple, le milieu de la cuisse au genou, du côté intérieur des deux jambes.

« Il est maudit », lance Matthieu Ladagnous

Une poisse de plus pour Pinot, après son angine de 2013, son virus de 2016, sa sale fièvre du Tour 2017. Le pire, peut-être, étant le Giro 2018 : troisième du classement la veille de l’arrivée, le leader de Groupama-FDJ s’était effondré sur les pentes de Saint Pantaléon, victime d’un début de pneumonie. Au total, il aura abandonné six des douze grands Tours auxquels il a participé.

Autant de sales souvenirs qui ont immédiatement surgi dans la mémoire de son compagnon de route, Matthieu Ladagnous, qui a reconnu avoir « le moral dans les socquettes » en ce vendredi soir quasi funeste :

Ça commence à faire beaucoup : l’an dernier, sur le Giro, on avait podium assuré… Là, on jouait la gagne. Le sort s’acharne sur lui. Quand j’ai appris ça, je me suis dit : « c’est pas possible ! » Il est maudit, ça fait deux ans qu’il ne mérite pas ce qui lui arrive. »

Matthieu Ladagnous, « perdu dans la pampa » d’une étape dantesque, a appris l’abandon de son leader dans l’oreillette. « Les boules », a-t-il sobrement commenté, tout en avouant qu’il l’avait vu venir de loin : « Dès le premier grimpeur, il nous a dit : "j’arrive pas à pédaler !" »

Bonnet l’a convaincu d’arrêter

Pourtant, Pinot s’est longtemps acharné : « Il ne voulait pas arrêter », raconte son autre directeur sportif Thierry Bricaud. C’est William Bonnet qui a fini par convaincre son coéquipier : « Il lui a dit : "écoute, personne ne t’en voudra !" » En pleurs, Pinot est alors monté dans la voiture de Thierry Bricaud, où il n’a pas dit grand chose : « J’ai laissé la radio pour m’occuper des autres coureurs, mais on n’a pas parlé. Il voulait rejoindre l’hôtel au plus vite, mais c’était impossible d’aller plus vite que la course… »

« Ces abandons doivent faire partie de son destin, philosophe Marc Madiot. C’est que ce n’était pas pour ce coup-ci ! C’est le destin qui n’a pas voulu. » La prochaine fois ? Madiot y croit dur comme fer, et nous lâche sur un demi-jeu de mots, sans doute involontaire : « On reviendra. Mais il faut d’abord cicatriser tout ça. »