Rencontre avec Tristan Harris, l'homme qui veut empêcher nos smartphones de voler nos journées
RENCONTRE Les ingénieurs ont appris à jouer sur nos faiblesses pour nous rendre accros aux technologies, et il est temps d'en regagner le contrôle, martèle l’ex-ingénieur de Google Tristan Harris. «20 Minutes» l'a rencontré...
«Drogués». «Incapables» de décrocher. Nous sommes très forts pour nous flageller quand il s’agit de décrire la dépendance à nos smartphones. Ce que l'on ignore plus souvent, c’est que cette sensation de faiblesse, voire d’, est aussi la brillante réussite d’une stratégie. Celle de «quelques centaines de personnes dont le métier est de trouver le meilleur moyen de nous faire venir, puis rester, sur une application.»
Leur nouvel adversaire s'appelle Tristan Harris. Au nom de son association «» («Pour un temps bien employé») créée en 2014, l’ex-ingénieur de Google de 32 ans – qui dénonçait en juin les « heures volées à la vie des gens » dans un à la suite d'un publié sur Médium - fait le tour des conférences tech.
Il y invite les concepteurs d’applications, ou designers, à prendre leurs «responsabilités». A contrer les logiques enseignées par une littérature aussi inconnue du grand public que populaire dans le milieu (), et par des structures comme le «Laboratoire des technologies de la persuasion» de Stanford par lequel il est lui-même passé.
Nous l'avons rencontré mi-novembre à l’une de ces conférences, le de Lisbonne, à l’issue d’un topo qu’il destinait aux designers. Quid de l'utilisateur lambda que nous sommes?
Temps de cerveau - éveillé - disponible
«Chaque matin, vous ouvrez les yeux et avez un certain nombre d’heures jusqu’à ce qu'ils se ferment. Où va se diriger votre attention ? C’est d’autant plus important qu’à moins que l’on vous retire des heures de sommeil, cette attention n’est pas extensible», commence Tristan Harris, nerveux, vraisemblablement débordé, mais habité par ce qu'il tient à nous dire. Il cite le PDG de Netflix, Reed Hastings, qui dit compter comme concurrents principaux «Facebook, YouTube... et le sommeil». De quoi nous rappeler les propos d'un certain . «Reed Hastings a beau plaisanter, c'est très révélateur!»
L’«» est la pierre angulaire de son discours. De cette expression née il y a déjà vingt ans pour marquer l’avènement d’une société d’abondance où la mais dans le temps que chacun est en mesure d’accorder à ce qui sollicite son attention, découle, pour l’ex-ingénieur, la bataille à laquelle se livrent les têtes pensantes des nouvelles technologies: nous attirer sur un site, sur un réseau social ou une appli, et nous y retenir. Notre temps est leur argent, et les moyens sont nombreux pour le maximiser.
Des exemples ? La fonction d’ des vidéos, si efficace pour accrocher l’œil qui survole les fils d’actualité Facebook ou timelines Twitter: qui ne s’est jamais laissé happer par une vidéo de recette de tartiflette en ne réalisant s’être fait assommer les pupilles par des kilos de gras qu’à l’issue de la vidéo? Le «scroll» infini est un autre exemple flagrant d’une interface capable de nous aspirer.
Le «swipe» de Tinder et des dizaines d’applis ayant copié l’interface repose lui sur un effet «machine à sous» : le profil idéal se cache-t-il derrière un coup de pouce sur la droite à l’écran ? Non ? Retentez votre chance. Swipe. Et ainsi de suite.
Le magicien Trump
Jouer sur l’envie de récompense, la peur de rater, etc: tels sont les ressorts de notre psychologie qui sont décortiqués, théorisés par ceux qui se battent pour notre précieuse attention. «Et cela vaut pour vous tous. Que vous travailliez pour Apple ou conceviez une application de méditation», lançait plus tôt Tristan Harris à son public de designers. Nous ne sommes pas épargnés:
«Vous aussi, allez titrer cet article afin qu’il émerge de cette économie du clic et du partage sur les réseaux».
Au sujet des médias, Tristan Harris en est par ailleurs persuadé: «L'économie de l'attention a en partie mené à l'élection de Donald Trump». Il s'explique, encore qui n'est fraîche que de quelques heures, le jour de notre rencontre:
«Trump est comme un magicien. Il a cherché les moyens de produire des informations qui seraient partagées sur les réseaux sociaux: Quand il accuse Obama d'avoir «créé» Daesh, il sait que les médias vont titrer là-dessus plutôt que d'écrire «Trump a menti dans la campagne aujourd'hui».
L'économie de l'attention a aussi donné naissance à cette industrie des fausses news, avec Ils jouent sur les préjugés pour que vous puissiez penser que «ça pourrait être vrai». Et ce qui «semble vrai» supplante «ce qui est vrai». Il faut réformer l'économie de l'attention. Changer les moyens avec lesquels on gagne une élection».
«Je suis parti de Google [où il a travaillé sur l'appli Gmail pendant trois ans] parce qu’il était trop difficile de faire bouger les choses de l’intérieur sans avoir prouvé au préalable les conséquences de l'économie de l'attention sur des millions de gens», poursuit-il.
Un label bio de la technologie
Réveiller les consciences, c’est la mission qu'il s'assigne avec Time Well Spent, présenté comme un «label», comparable au label bio, qui puisse récompenser les bonnes pratiques. DuoLingo, Unroll.me, Hinge, Meetup ou Asana sont quelques-unes des start-ups qu'il cite en exemple.
«Personne ne contredit le constat que je dresse. Mais beaucoup de gens du milieu ont les pieds et mains liés. Le succès entier de cette industrie repose sur le temps qu’il s’agit de prendre à l’utilisateur. Il ne s’agit donc ni plus ni moins... de mettre le monde à l’envers.»
Comment ? «En tordant les technologies existantes». Une option simple qui permettrait de bloquer temporairement, pendant une période courte de la journée, la réception d'e-mails. Autre exemple: « Les études montrent que le soir tard, nous sommes plus vulnérables et avons moins de libre-arbitre. Plus enclins à acheter, notamment, d’où l’intérêt des spots de pub nocturnes. Imaginez que vous puissiez dire à votre téléphone à quelle heure vous avez l’habitude de vous endormir, afin qu’il puisse ensuite enclencher un mode de veille progressif à cette heure donnée». Illustration en vidéo:
A noter que certaines fonctions, commes celles d'une déconnexion temporaire, sont déjà proposées par des applications tierces, . Mais Tristan Harris vise plus grand :
« C'est aux grands acteurs du web comme Apple et Google de les intégrer directement à leurs interfaces ».
La finalité, et Tristan Harris y tient, n’est pas de déconnecter. « Imaginez que vous êtes dans une rame de métro à Paris et décidez de ranger votre smartphone dans votre poche pour être plus «présent aux autres». Vous regardez autour de vous et tout le monde a gardé les yeux rivés sur son téléphone. Par ennui, vous allez ressortir le vôtre. C'est très difficile de quitter un endroit où sont tous vos proches! Comme si vous disiez, "je n'aime pas ville donc je la quitte". Non, améliorons cette ville. L'idée n'est pas de déconnecter tout seul. Nous avons besoin d’apprendre à nous reparler [une idée défendue par l'anthropologue , auteure de Seuls ensemble]. Il faut que nos smartphones nous soutiennent dans ces choix-là».
Conseil n°1: désactiver toutes vos notifications
Nul besoin de se ruer sur un téléphone à clapet, le défi est de regagner le contrôle et pour cela, Tristan Harris a prodigué .
Le conseil n°1 étant de «désactiver toutes vos notifications, à l'exception de celles qui viennent de vos contacts. Il ouvre son téléphone. Quelques applications de base sur l’écran d’accueil, comme Google Maps. Aucun réseau social. «Tout le reste est classé dans des dossiers, sur le deuxième écran de mon téléphone». Pour accéder à Twitter ? Il le tape dans la barre de recherches. «Quand tu tapes manuellement, tu fais un choix conscient. Tu ne te laisses pas simplement attirer par la couleur vive du logo bleu».
Nous sommes interrompus par une designeuse venue lui dire combien les deux présentations qu'il a données au Web Summit l'ont «incroyablement inspirée». «Cela m'arrive tous les jours, commente Tristan Harris. Et n'y voyez aucun égo mal placé. Mais c'est essentiel, parce qu'il faut absolument réveiller les gens». Il poursuit:
«Vous, les Européens, vous méfiez beaucoup plus que nous, les Américains, des entreprises. Vos inquiétudes sur la vie privée ont réussi à faire bouger Google et Apple. Ces changements sont évidement fondamentaux, mais au final, qu'ont-ils changé à votre quotidien? Pas grand chose. Ce dont je vous parle affecte des millions d'heures de la vie de millions de gens chaque jour. Et personne n'en parle».