Quand la Silicon Valley nous rejoue «Le Parrain»

ENTREPRISE Un meeting secret de «Super Angels» autour d'une table ovale, un shérif qui les accuse d'entente sur les prix... C'est règlement de comptes à OK Valley...

Philippe Berry
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Une scène du film «Le Parrain»
Une scène du film «Le Parrain» — DR

De notre correspondant à Los Angeles

Ça commence comme une blague. «Donc, un blogueur entre dans un bar...», écrit Mike Arrington,  ancien entrepreneur de la Silicon Valley et fondateur de TechCrunch,  le site le plus influent sur l'actualité des startups californiennes. Arrington a reçu un «tuyau» à propos d'une rencontre secrète d'investisseurs de San Francisco dans un bar de la ville, le Bin 38. «Ne viens pas, tu ne seras pas le bienvenu», lui précise sa source. Evidemment, il décide d'y aller.

Au fond du restaurant, «dans une salle privée», il trouve «une dizaine de Super Angels assis autour d'une longue table ovale, comme dans le Parrain». Des gens qu'il considère comme «des amis». Selon son récit, la conversation s'interrompt alors, une personne lâchant un «oh, oh non». «Vous n'allez pas m'offrir un verre?», demande Arrington. Silence gêné. Le blogueur s'en va.

«Connivence et entente sur les prix»

Tout s'arrêterait là si Arrington le shérif n'avait pas parlé ensuite à «trois des participants» dont «deux extrêmement mal à l'aise avec les sujets abordés» et qui n'étaient là «que pour récolter des informations, et pas pour participer». Participer à quoi? Le blogueur lâche les gros mots: «connivence et entente sur les prix».

Dans la Silicon Valley, on trouvait originellement deux types d'investisseurs: les business angels (ou angels) et les venture capitalists (VCs, «capitaux risqueurs» en français). Les premiers investissent en général leur argent personnel, aux premiers jours de la vie d'une startup (seeding money, pour la faire «germer»). Les seconds gèrent des fonds, parfois de plusieurs dizaines de millions de dollars, et interviennent le plus souvent une fois que le concept de départ a démontré un certain potentiel.

Arrivent les Super Angels. Quelque part entre les deux catégories, ils investissent leur argent personnel mais lèvent également des capitaux auprès d'autres investisseurs (plus de détails dans le Wall Street Journal).

«Garder les prix sous contrôle»

Selon Arrington, les «Super Angels» rassemblés dans le bar sont les plus puissants de la Valley. Pas de Corleone et Tattaglias ici, mais «un groupe d'investisseurs qui représentent ensemble presque 100% du financement initial des startups de la Silicon Valley.» Selon ses sources, les sujets abordés ont notamment couvert l'influence grandissante du fonds de Paul Graham, «Y combinator», comment «contre-attaquer», ou encore «comment s'assurer que des VCs restent à l'écart» de certains deals pour «garder les prix sous contrôle».

En résumé, «si c'est bien ce dont il était question au meeting, on parle ici de délits fédéraux et de possibles poursuites judiciaires», conclut le patron de TechCrunch, après s'être entretenu avec un avocat. En France, Orange, Bouygues et SFR avaient, par exemple, été condamnés en 2005 à une amende de 534 millions d'euros pour «entente illicite».

Démenti d'un participant 

Immédiatement, une chasse aux sorcières démarre. Qui étaient autour de la table? Arrington ne livre pas de noms. Sur Quora, un site de question/réponses fondé par un ancien de Facebook, chacun spécule. Mercredi, le Super Angel Dave McClure s'out lui-même et dément en bloc toutes les accusations. «Que cette théorie du complot à la con soit lancée par quelqu'un qui n'était pas là, c'est dingue», lâche-t-il. «Mike Arrington est un ami, mais il a fucking tort sur ce qui s'est passé dans la salle. Il s'agissait juste de boire des coups, de bien bouffer et parler de tout et de rien (shoot the shit). Pas de mettre à prix la tête de Paul Graham.»

De son côté, Fred Wilson, un VC qui n'était pas au dîner (mais qui fait donc partie des personnes que les Super Angels cherchent à écarter, selon les accusations d'Arrington) doute d'une entente illicite. «J'ai vu des cas dans les années 90. Mais aujourd'hui, le marché est trop compétitif pour cela», estime-t-il.

Qui ment dans l'histoire? Sans doute pas Arrington, qui aurait trop à perdre. Ses sources? Peut-être. Les autres participants? Possible. Reste une question. L'affaire intéressera-t-elle le vrai shérif: la justice.