Navigation dans les méandres glacés de la Patagonie chilienne
Bout du monde Au sud du Chili, le labyrinthe des fjords réserve sa beauté sauvage aux bateaux d’exploration
Il n’y a plus beaucoup d’endroits inexplorés dans le monde. Parmi ces rares territoires préservés, la Patagonie chilienne fait encore office d’ultime frontière. Creusées par des glaces millénaires, griffées par des vents déchaînés et rongées par des pluies diluviennes, les « Magellanes » sont un mythe pour tous les passionnés de géographie et d’histoire maritime. Appelées ainsi en l’honneur de leur découvreur Fernand de Magellan, ces contrées du bout du monde sont tellement isolées qu’elles ne sont accessibles par aucun moyen de transport terrestre ou aérien. On ne peut s’y rendre que par la mer, à travers un dédale d’îles, de canaux et de fjords dont certains n’ont encore jamais vu la coque d’un navire. Les fonds marins de la région restant mal cartographiés, chaque voyage y revêt un caractère d’expédition.
Au départ d’Ushuaia, lorsqu’il s’engouffre dans le canal Beagle pour une navigation côtière en direction de Valparaíso, le navire ne connaît pas encore tous les détails de son itinéraire. Sa route à travers l’archipel magellanique dépendra en effet des conditions météorologiques.
Du parc national Alberto-de-Agostini jusqu’au golfe des Peines, les croisiéristes voyagent dans le sillage des plus illustres explorateurs. Les noms de Francis Drake, Jean-François de La Pérouse, James Cook ou encore Charles Darwin restent à jamais liés à ces confins de la planète et alimentent les conférences à bord du bateau. Tout au long du parcours, naturalistes, glaciologues, géologues, ornithologues et ethnologues partagent leurs connaissances scientifiques avec les passagers et leur avouent aussi quelques superstitions moins sérieuses. Certains leur suggèrent notamment de tendre l’oreille les soirs de tempête : ils pourraient alors entendre sonner les cloches des épaves disséminées dans ces méandres hostiles…
À la rencontre des géants de glace
Aux abords du détroit de Magellan et du cap Froward règne l’un des climats les plus redoutables de la planète : 5 m de précipitations par an et des vents dépassant régulièrement les 200 km/h. Cette ronde incessante de dépressions et la violence des bourrasques qui les accompagnent ont donné naissance à une extravagante forêt pluviale, tapissée de mousse et peuplée de hêtres rabougris aux allures de bonzaïs.
Le franchissement de canaux étroits ainsi que les descentes à terre quotidiennes permettent aux voyageurs de contempler l’étrange beauté de cette nature façonnée par la brutalité des éléments. Heureusement, les après-midi humides font souvent place à des crépuscules flamboyants. Et au petit matin, c’est dans un silence religieux que le bateau glisse sur le miroir de l’eau. Dans les fjords les plus étroits de Patagonie, il semble avancer dans la nef d’une cathédrale dont les piliers s’élancent jusqu’au ciel.
On ne peut décrire cet extraordinaire relief sans évoquer le travail des géants qui l’ont façonné. Tout au long du Quaternaire, les glaciers ont labouré la Patagonie dans tous les sens. Puis ils se sont retirés, laissant l’océan inonder un inextricable lacis de vallées. L’approche en zodiac d’un front de glacier monumental semblant descendre directement des nuages jusque dans les eaux ténébreuses d’un fjord, constellées de blocs de glace, est une expérience inoubliable, offerte chaque jour aux passagers. Garibaldi, Bernal, Skua ou El Brujo sont quelques-uns des nombreux titans que l’on peut ainsi toucher du doigt. Le plus majestueux d’entre eux est le Brügen. Avec ses 60 km de long pour 5 km de large, il s’agit du plus grand glacier d’Amérique du Sud. Cette force de la nature ne faiblit pas, mais progresse toujours au son de détonations dont l’écho se répercute à l’infini. Fascinés par ce colosse en action, les voyageurs goûtent chaque seconde d’un phénomène qu’ils savent en sursis. Sur les 48 glaciers du champ de glace patagonien, seulement deux avancent. Les 46 autres reculent inexorablement.