« Je m’accroche à mon autonomie », confie Lucie, amputée des pieds et des mains
INTERVIEW A 42 ans, Lucie a perdu ses quatre membres après avoir contracté le paludisme, en février. Cette mère de trois enfants souhaite lever le voile sur les difficultés des amputés en France, notamment le prix des prothèses
- Lucie, 42 ans, vit un véritable « combat » après avoir été amputée des quatre membres, il y a tout juste cinq mois.
- Cette mère de trois enfants, habitante de Loire-Atlantique, a contracté un « palu sévère » lors d'un voyage en Afrique.
- A 20 Minutes, Lucie raconte son parcours dans le but de sensibiliser le grand public aux difficultés que connaissent les amputés en France.
« Je suis la plus amputée du centre, c’est comme ça ! » Assise sur une banquette dans un couloir de la Tourmaline, centre de réadaptation à Saint-Herblain près de Nantes, Lucie ne perd pas son sourire, même quand elle manque de renverser son gobelet de café. A 42 ans, cette mère de trois enfants est pourtant en train de vivre un véritable « combat » après avoir été amputée des quatre membres, il y a tout juste cinq mois.
Avec douceur, encore un peu de colère, mais surtout beaucoup de recul et d’espoir, cette passionnée de danse et de piano a accepté de se confier à 20 Minutes sur le paludisme qui a failli la tuer, son nouveau corps, et le voile qu’elle souhaite lever sur les difficultés, notamment économiques, des amputés en France. Entretien.
Fin avril, vous avez été amputée de vos deux pieds et de vos deux mains, et vous êtes déjà là, prête à raconter votre histoire…
Tout a commencé par un besoin personnel, celui de financer une voiture automatique et une prothèse de main, pour lequel j’ai lancé une cagnotte en ligne, toujours ouverte. Mais au fur et à mesure que je découvrais le sort des amputés en France, c’est devenu plus que ça. Même s’il est très difficile de m’exposer, surtout avec un corps que je commence tout juste à accepter, il faut parler de ces difficultés, qui sont peu connues car elles ne concernent que peu de monde. En fait, lorsque vous êtes amputé, la sécurité sociale ne rembourse que certaines prothèses « entrée de gamme ». Pour les pieds, elles ne sont pas trop mal. Mais pour les mains, l’index et le majeur sont collés. Ils forment avec le pouce une sorte de « pince de crabe » qui ne permet pas grand-chose d’autre que de saisir de gros objets. Avec elle, on ne peut pas s’attacher les cheveux, pas faire ses lacets… Même utiliser un crayon ou une fourchette, c’est très compliqué.
Vous n’avez pas accès à d’autres types de prothèses ?
Le journaliste Matthieu Lartot, amputé d’une jambe, a pris la parole récemment à ce sujet : pour obtenir la pointe de ce qui existe, il faut avoir de l’argent ou qu’il y ait un tiers responsable. Par exemple, la prothèse polydigitale que j’espère pouvoir m’acheter coûte 105.800 euros exactement, à changer tous les cinq ans ! Qui a les moyens de se payer ça ? En attendant, on trouve des astuces : on remplace ses boutons de pantalon par un élastique, on met des boucles de porte-clés sur les fermetures éclair, que l’on remonte avec une orthèse. Ce sont des sortes d’embouts en résine que je balade partout [elle nous montre un sac coloré en tissu] : j’en ai un avec un crochet pour m’habiller, un avec un stylet pour le téléphone, un autre pour me maquiller…
Votre amputation est en fait la conséquence du paludisme que vous avez contracté, et qui a failli vous tuer. Racontez-nous.
En février, on est partis en Afrique avec mon conjoint gabonais, pour découvrir sa culture, rencontrer sa famille… On est rentrés début mars, et une semaine plus tard, j’ai senti comme un état grippal. Je me suis couchée avec un Doliprane et après deux malaises, j’arrive aux urgences, à Saint-Nazaire. On ne me le dit pas mais je l’entends : « palu sévère ». Je connaissais ce parasite, qui se transmet par un moustique, mais je ne savais pas qu’il pouvait tuer. Il n’existe pas de vaccin mais il y a un traitement préventif. Je ne l’avais pas pris car je savais, après plusieurs déplacements en Afrique pour le travail, qu’il me rendait malade.
Comment la maladie a-t-elle évolué chez vous ?
En réanimation, on me dit que le foie et les reins sont touchés, les poumons peut-être bientôt, et que si ça monte jusqu’au cerveau, « c’est la mort ». L’interne emploie ces termes-là. J’ai 42 de fièvre et en même temps très froid aux mains et aux pieds. Ce qu’il se passe, c’est que le parasite attaque les organes vitaux, donc le système immunitaire fait un choix en retirant le sang des pieds et des mains pour les sauver. Je suis plongée deux fois dans le coma, pendant plusieurs jours, avec une très grosse dose de traitement et un pronostic vital engagé. Quand je me réveille, mes extrémités sont noires, mais sont toujours là. Je comprends assez vite que je vais être amputée, mais je dois le valider car on ne peut pas faire ça sans mon accord. On m’explique qu’il y a un risque de septicémie, donc de nouveau un risque de mort. Ça a été terrible mais je me suis fait amputer des pieds le 21 avril et des mains le 4 mai. C’était mon anniversaire, mais là je m’en foutais… (rires)
Comment se passe la vie, après ?
C’est tellement glauque qu’on ne peut pas se laisser aller à la déprime, alors je me suis mise à fond dans la rééducation. Je me rappelle de ma première séance de kiné ici, c’était génial. Etre de nouveau essoufflée, sentir la sensation de son corps qui fait des efforts, se remuscler… Depuis le début, je m’accroche à mon autonomie, réapprendre à marcher était le symbole que la vie allait reprendre, ce qui fait que ça a été très vite pour moi : en trois semaines, même si au départ j’avais l’impression d’être sur des échasses, j’ai pu mettre les prothèses. Quand je suis rentrée chez moi [elle se rend désormais au centre de rééducation trois fois par semaine], pour la rentrée scolaire de mes enfants, ça a été plus compliqué. Vous avez hâte de retrouver ce milieu familier, mais au final il vous est totalement hostile, car plus rien n’est adapté. Brancher mon téléphone, par exemple, m’a pris une heure la première fois ! J’ai râlé, j’ai pesté contre cet embout à mettre bien droit… Il y a plein d’échecs dans ma journée, mais j’ai lu que même un lion échoue plusieurs fois avant de réussir à attraper une gazelle (rires). J’essaye de faire le plus de choses par moi-même, avec mes bras.
Comment trouve-t-on la force pour affronter tout ça ?
Un jour je me suis dit : « t’as plus de pieds, t’as plus de mains, tu as trois enfants », et j’ai senti un risque que je tombe dans quelque chose de très sombre. Ma conviction c’est qu’on ne maîtrise pas sa vie, simplement la manière dont on décide de traverser les choses. J’ai vite compris que si je m’énervais à chaque fois, ça m’enlèverait de l’énergie nécessaire pour ma rééducation. Avant j’étais quelqu’un de très impatient, maintenant j’apprends l’échec, l’indulgence envers moi-même. Attention, je ne dis pas aujourd’hui que ce qui m’arrive est un cadeau, d’ailleurs j’ai de gros moments de désespoir. Mais j’ai arrêté de me demander « pourquoi moi » car je sais que tout ça me rendra plus forte. Forte au sens où je m’autorise à aller mal et à pleurer, mais que derrière, je me relève.