Commission inceste : « Des conséquences tout au long de la vie »… L’importance cruciale du soutien aux victimes

VIOLENCES SEXUELLES La Commission Inceste publie jeudi une analyse des quelque 27.000 témoignages qu’elle a recueillis depuis deux ans. Elle insiste sur l’importance de croire les victimes, et de les protéger

Thibaut Chevillard
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Nathalie Mathieu et Edouard Durand, les deux coprésidents de la Ciivise, lors d'une réunion publique à Paris en février 2022.
Nathalie Mathieu et Edouard Durand, les deux coprésidents de la Ciivise, lors d'une réunion publique à Paris en février 2022. — Julien de Rosa
  • La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a été lancée par le gouvernement en janvier 2021. Deux missions lui ont été confiées : recueillir la parole des victimes et préconiser des politiques publiques pour mieux lutter contre ce fléau, qui touche selon elle 160.000 enfants chaque année.
  • A trois mois de la fin de sa mission, qu’elle espère voir prolongée, la Ciivise publie ce jeudi une analyse des quelque 27.000 témoignages qu’elle a recueillis depuis deux ans.
  • En analysant ces témoignages et grâce à l’éclairage d’experts, la Ciivise veut montrer que la manière d’accueillir la parole des victimes impacte ensuite leur vie, leur santé, leurs conduites addictives.

En moyenne, les 27.000 victimes qui ont témoigné sont âgées de 44 ans. Pour la moitié d’entre elles, les faits qu’elles ont dénoncés ont eu lieu il y a vingt ans ou plus. Et leurs cicatrices continuent de grandir avec elles. Ces femmes et ces hommes, qui ont été abusés sexuellement lorsqu’ils étaient jeunes, se sont confiés à la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Civiise). Pour beaucoup, ils ont eu l’impression, en se livrant, d’obtenir « la réparation qu’ils avaient toujours attendue », explique à 20 Minutes son coprésident, le juge des enfants Edouard Durand.

Lancée par le gouvernement en janvier 2021, la Civiise avait reçu pour mission de préconiser des politiques publiques pour mieux lutter contre l’inceste, qui touche selon elle 160.000 enfants chaque année, et de recueillir la parole des victimes. Elle a donc lancé un appel à témoignages le 21 septembre 2021. Deux ans plus tard, elle a reçu 26.949 histoires par téléphone, courrier, e-mails et sur Internet. La commission a en outre entendu 755 témoignages lors des 24 réunions publiques organisées dans les grandes villes de France, de Nantes à Lille, de Bordeaux à Strasbourg ou Fort-de-France. La prochaine se tiendra dans le 11ᵉ arrondissement de Paris, au Palais de la Femme, jeudi soir. Et l’analyse de leurs récits est présentée dans un rapport à paraître ce jeudi.

« Un enjeu majeur de santé publique »

Que retenir de ces témoignages ? « On voit que les violences sexuelles faites aux enfants ne sont pas une somme d’affaires privées mais un enjeu majeur de santé publique, et donc de politique publique », poursuit le magistrat. « La façon dont va être reçue la parole de l’enfant lorsqu’il se confie va avoir des conséquences tout au long de la vie », insiste-t-il. Plus « le soutien social est positif », moins les victimes auront de conséquences sur leur santé physique. « A l’inverse, quand le soutien social est négatif ou absent, avec une culpabilisation de l’enfant [par son confident], les conséquences sont importantes », résume le juge Durand.

« Je t’avais dit de te méfier de lui » ; « Tu te rends compte ? Tu vas envoyer ton frère en prison »… Parmi les victimes sur lesquelles la faute a été rejetée et qui ont témoigné, 39 % ont des addictions (drogue, médicaments, alcool), contre une personne sur quatre qui a été protégée.

Autre conséquence pour ces enfants victimes mais culpabilisés : Plus d’un sur deux développe des troubles alimentaires (56 %). « Je n’ai jamais aimé mon corps. Je l’ai toujours détesté. Je l’ai maltraité. J’avais besoin de combler en mangeant. Cette culpabilité m’a fait prendre du poids. Elle a déformé mon corps », a confié l’un d’eux.

Par ailleurs, 13 % des victimes se sont déjà prostituées, contre 7 % des celles qui ont été protégées après s’être confiées à un tiers. « Je suis rentré dans une phase de sexualité destructrice, de mise en danger perpétuelle et de recherche de cette mise en danger au travers des relations », a expliqué l’une d’elles auprès de la commission. Enfin, 15 % des victimes qui n’ont pas été crues ont déjà commis des actes de délinquance.

« La parole est tombée dans le vide »

Un chiffre en particulier inquiète les auteurs de ce rapport. « Près d’un enfant sur deux (45 %) qui révèle les violences au moment des faits n’est pas mis en sécurité et ne bénéficie pas de soins. Autrement dit, personne ne fait cesser les violences et n’oriente l’enfant vers un professionnel de santé. »

Pour le juge Edouard Durand, il y a donc « cet enjeu majeur de la réponse sociale. Pas seulement de la personne à qui l’enfant révèle les violences, mais de la chaîne institutionnelle, professionnelle, sociale qui intervient après la révélation ». Le rapport de la Ciivise, déplore-t-il, met notamment en évidence que lorsqu’un enfant victime se confie à un professionnel, bien souvent « la parole est tombée dans le vide » et il n’a pas été protégé.

Des préconisations « réalistes et réalisables »

Pour renforcer ce « soutien social », la commission avait fait en mars 2022 vingt préconisations de politique publique pour mieux repérer, écouter, protéger, soigner les victimes de violences sexuelles dans l’enfance. « Toutes sont réalistes et réalisables », assure le coprésident de la commission. Une campagne gouvernementale choc, la première à prononcer le mot « inceste », s’affiche actuellement dans les lieux publics et à la télévision.

Pour garder une oreille attentive et renforcer les politiques publiques, la Ciivise demande que sa propre existence soit prolongée au-delà de son rapport final, attendu le 20 novembre. Et le juge Durand de conclure : « Nous répondons à un besoin vital pour les victimes elles-mêmes, et pour la société dans son ensemble. »