« Un bon parent ne laisse pas son enfant dehors »… Pourquoi les enfants ont déserté l’espace public
Enfermés L’arrivée de la télévision, des smartphones, la place prise par l’automobile et le sentiment d’insécurité ont chassé les plus jeunes des rues de nos villes
- Face à l’essor du trafic automobile et à la montée de l’insécurité, de nombreux parents refusent de laisser leur enfant seul en ville.
- Conséquence : les plus jeunes ont déserté les rues et l’espace public et vivent davantage enfermés au domicile.
- Le chercheur Clément Rivière a interrogé 80 parents pour connaître leurs freins à laisser leurs enfants évoluer en autonomie. Il partagera ses résultats lors d’une conférence à Rennes ce jeudi.
On ne les voit plus jouer seuls dans les rues de nos villes. Et quand ils osent s’approprier l’espace public, les enfants sont très rarement seuls : un parent, un instituteur ou un animateur n’est jamais très loin, gardant un œil sur les nombreux dangers qui semblent guetter les plus jeunes. Dans un monde où tout va plus vite, les rues qui servaient autrefois d’espace de jeu sont devenues le terrain quasi exclusif des engins motorisés, chassant peu à peu tous les autres occupants. Si les cyclistes et les piétons tentent doucement de se réapproprier un peu d’espace dans le trafic, les enfants continuent de subir l’exclusion. Alors que l’interdiction de sortir était autrefois une punition, elle est presque devenue un dogme pour des parents de plus en plus inquiets à l’idée de laisser leurs enfants dehors. Où est passé l’esprit d’aventure ? Faut-il blâmer les parents ou notre société tout entière ?
Ces questions seront au cœur d’une conférence organisée ce jeudi à Rennes. Intitulé « Mais où sont passés les enfants ? » ce rendez-vous vise à décrypter les raisons qui ont transformé la plus jeune génération en « enfants d’intérieur ». « L’évolution s’est faite au fil du temps, notamment sous l’impulsion du progrès technologique. Avec les smartphones, un enfant n’a plus besoin de sortir de chez lui pour avoir des interactions avec ses camarades. Moi, à 10 ans, si je voulais parler à un copain, il fallait que j’aille chez lui », explique Clément Rivière. Ce dernier cite aussi « la télévision, les jeux vidéo et avant cela la machine à laver » comme facteurs de confort qui font que l’on reste davantage à son domicile. Maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille, il est l’auteur de l’ouvrage « Leurs enfants dans la ville », inspiré de sa thèse soutenue en 2014. C’est lui qui animera la conférence prévue ce jeudi à Rennes.
Pour finaliser son travail, le chercheur lillois a mené environ 80 entretiens auprès de parents habitant dans le 19e arrondissement de Paris et à Milan (Italie). Si les deux villes se distinguent sur certains aspects, le constat dressé auprès des parents est le même. « Ils ont deux grandes craintes : l’automobile et la mauvaise rencontre. Ils ont aussi la sensation qu’un bon parent ne laisse pas son enfant seul dehors. La police, l’école, la justice, les autres parents… Le regard que pose notre société, c’est qu’une jeunesse dans la rue n’est pas considérée comme une bonne éducation », détaille le chercheur.
Une vraie différence entre garçons et filles
Son travail a aussi permis de révéler des différences notables d’éducation entre les filles et les garçons. « Quand les enfants sont jeunes, les parents accordent plus facilement leur confiance à leur fille. Elles sont considérées comme plus obéissantes. Les garçons sont vus comme plus têtes en l’air et prenant plus de risques », relate Clément Rivière. Mais à l’adolescence, le constat s’inverse. « Les jeunes filles sont plus encadrées dès l’arrivée de la puberté. La perception change, elles sont vues comme de potentielles victimes, avec l’ombre de l’agression et du viol qui plane au-dessus ». En grandissant, les garçons gagnent quant à eux en liberté, étant perçus comme « capables de se défendre ».
Au-delà de la seule perception des parents, le problème majeur des villes est qu’elles ont progressivement chassé les enfants de leurs rues. En devenant plus denses, plus sales, moins sûres mais surtout en faisant une place très (trop) importante à l’automobile, elles ont rendu l’espace public plus hostile à une population de petite taille, qui n’a pas toujours la notion du danger. En 2007, le médecin britannique William Bird avait posé des chiffres confirmant cette impression. En 1926, un garçon de Sheffield (Angleterre) était autorisé à parcourir neuf kilomètres seul. En 2007, sa descendance n’avait le droit qu’à 300 mètres autour de la résidence familiale, comme le rappelle Libération.
Des villes qui se mettent à la hauteur des enfants
A Bâle (Suisse), la décision a été prise d’abaisser les panneaux à 1,2 m pour être vus des plus jeunes. A Lille ou à Rennes, on a également créé des délégations de « ville à la taille d’enfant ». « Il s’agit de s’assurer que dans toutes les politiques de la ville, la question particulière des enfants soit prise en compte. Est-ce que l’espace public tel qu’il est conçu permet aux enfants d’avoir un espace de jeu, de liberté ? », interrogeait la maire socialiste de Rennes Nathalie Appéré lors de la création de cette délégation en 2020. Pas étonnant de voir la plupart des métropoles françaises adopter le 30 km/h pour apaiser la circulation et rendre les rues plus sûres. Un gain pour les enfants mais aussi les personnes les plus âgées.
En charge de ce nouveau portefeuille à la ville de Rennes, l’élue écologiste Lucile Koch estimait alors que même les aires de jeux normalement conçues pour les plus jeunes étaient contraires à l’esprit de liberté. Les jugeant « trop aseptisées », l’élue militait pour des espaces plus ouverts et plus sauvages laissant libre cours à l’imagination, comme ce qu’elle avait connu lors de son enfance en Suède.
Dans ses entretiens menés avec des parents, le sociologue Clément Rivière a aussi relevé un sentiment anxiogène subi par les parents avec l’omniprésence des faits divers dans les médias. Déjà largement relayées, les affaires sordides impliquant des enfants agissent souvent comme une alerte pour les tuteurs. « Ils ont l’impression d’être bombardés d’informations. Même ceux qui ne s’en inquiètent pas gardent ça en tête », explique le chercheur lillois.
Au-delà du simple constat, la désertion des espaces publics de nos villes est-elle une mauvaise nouvelle ? Tout laisse à penser que oui. En restant à son domicile, un enfant aura plus facilement accès aux écrans et sera plus susceptible de s’enfermer dans l’isolement. Un phénomène qui aura également une influence sur sa santé en le privant d’activité physique et d’interactions avec l’environnement extérieur. En février, une étude réalisée par le cardiologue François Carré avait fait état d’un constat glaçant. En quarante ans, les adolescents ont perdu 40 % de leur capacité cardiorespiratoire.