Comment la communauté queer se réapproprie des insultes homophobes ?
Retournement Une militante politique républicaine a fait un parallèle entre le mois des fiertés LGBT+ et les « démons », provoquant une avalanche de reprises ironiques
- Le 26 mai, alors que le mois des fiertés LGBT+ était sur le point de démarrer, la militante politique américaine Lauren Witzke a partagé un visuel mettant en exergue le mot « démon ».
- Cette tentative de diabolisation de la communauté queer a été détournée sur les réseaux sociaux, certaines personnes s’amusant par exemple à mettre en exergue le mot « bi » dans « Bible ».
- La réappropriation des symboles et des mots insultants est une pratique courante pour les minorités, une façon d’inverser le stigmate.
Du « Pride month » au « démon », il n’y aurait qu’un espace. C’est en tout cas le message de Lauren Witzke, une militante d’extrême droite américaine. La candidate Républicaine malheureuse aux sénatoriales du Delaware en 2020 a partagé une image reprenant les mots « pride month » - le mois des fiertés LGBT+ - pour mettre en exergue le mot « démon » aux couleurs de l’arc-en-ciel et dénoncer ce qu’elle appelle la « mafia LGBTQ ». « La diabolisation, c’est vraiment la plus vieille technique pour tenter de délégitimer un adversaire politique ou social », réagit l’historien Fabrice d’Almeida.
« Le choix des conservateurs américains n’est pas très habile parce que la culture populaire n’a plus du tout la même imagerie du démon qu’autrefois : on est plutôt dans une phase de positivation du démon qui est présenté comme un marginal qui soufre ou comme une personne dotée de superpouvoirs. » Vu plus de 110 millions de fois, le tweet originel a d’ailleurs entraîné une kyrielle de détournements ironiques. Certains ont repris l’idée des poupées russes lexicales avec le mot « bi » dans le mot « bible » ou le mot « sus » (suspect en Français) dans « Jesus ». Des artistes ont publié en réponse des démons arborant des symboles queers. Ici et là ont fleuri de nombreuses reprises, détournées, de la diabolisation de la communauté LGBT+.
De « sale gouine » aux « Gouines rouges »
Retourner une insulte, une représentation dégradante, une tendance infamante pour en faire un symbole positif n’est pas une pratique rare pour les minorités. « Le terme queer lui-même est né de la diabolisation, ça signifiait étrange, bizarre, en dehors des normes », rappelle la journaliste Athina Gendry. Aujourd’hui utilisé comme un mot parapluie pour désigner toutes les minorités sexuelles et de genre, « queer » a été vidé de son stigmate au fil des décennies. « Les retournements de symboles sont très nombreux dans l’histoire », souligne Fabrice d’Almeida. « La croix qui était la condamnation la plus infamante de l’empire romain est devenue le symbole des chrétiens, […] le coq qui était utilisé pour dénigrer la France parce que c’était un volatile domestique qui ne pouvait pas voler est devenu un animal noble, le roi de basse-cour et le maître du temps, qui dit quand le soleil se lève », illustre l’historien.
Parfois, les symboles sont détournés pour se réapproprier un stigmate et le rendre positif. C’est le cas, par exemple, des mots « pédé » ou « gouine » qui sont utilisés par de nombreuses personnes queers pour s’auto-identifier ou identifier leurs proches. Ainsi, en 1970, naît le mouvement radical lesbien des Gouines rouges et dans les années 1990, l’association de lutte contre le sida Act Up utilise le mot « pédé » comme étendard. Ce qui était autrefois une insulte devient alors un cri de ralliement. Après le message de Lauren Witzke, de nombreux internautes ont aussi repris son visuel pour le floquer sur des vêtements et ainsi permettre aux personnes queers de se réapproprier ce qui était, à l’origine, délibérément offensant.
Créer un « nouveau "nous" »
« L’insulte fait semblant d’être descriptive - par exemple : « t’es gouine », alors qu’elle n’a pas pour objectif de décrire mais de dominer et de distancer l’autre du "normal" », explique Athina Gendry. Alors, « la reprendre comme une description - "je suis gouine", ça désarme l’insulte », poursuit la journaliste. « Les identités queers se construisent à travers la violence mais aussi la réappropriation de cette violence. » L’utilisation des mots conçus pour rabaisser une minorité est toutefois réservée à cette dernière.
« Ce sont des mots interdits qu’il est possible d’utiliser dans un certain contexte uniquement. Comme en matière d’humour, il est possible de faire des blagues à connotations racistes, par exemple, quand on est soi-même concerné. En revanche, si un hétéro utilise le mot "pédé", même sous couvert d’humour, ça peut être très mal perçu », souligne Fabrice d’Almeida. « Ceux qui subissent l’insulte peuvent se la réapproprier, pas ceux qui ne la subissent pas », résume Athina Gendry. D’autant que le retournement de stigmate a aussi un autre but : celui de faire corps. « En réutilisant ces mots-là, tu crées un nouveau "nous" qui te relégitime, tu n’es plus seul face à l’insulte, tu fais partie d’un groupe qui peut se relever et faire bloc face à ces violences », explique la journaliste.
Le « codage gay » des méchants de dessins animés
Verra-t-on bientôt des démons côtoyer les arc-en-ciels ? « Pour l’instant, la communauté LGBT+ n’a pas repris le démon ou le diable comme un symbole officiel mais il est possible que cela vienne. Très souvent dans l’histoire, les batailles de mots se transforment ensuite en bataille d’images », glisse l’historien Fabrice d’Almeida. D’autant que la diabolisation des personnes queers est une antienne déjà bien usée. Difficile d’oublier l’intervention d’une militante contre le mariage pour tous dans « Le Petit journal » (devenu « Quotidien ») qui affirmait qu’avec le passage de cette loi « la colère de Dieu [allait] s’abattre sur la France ».
« Il y a beaucoup de blagues là-dessus, comme "on se retrouve en enfer", parce que soi-disant les hétéros iront au paradis et les autres en enfer », souligne Athina Gendry qui ajoute que la communauté LGBT+ s’est déjà « un peu » réapproprié « la figure démoniaque ». Pour autant, la créatrice du podcast Lesbiennes au coin du feu aspire à des symboles plus positifs. « Dans les Disney, les méchants ont très souvent des codes queers, même dans les œuvres récentes. Dans Luca de Pixar [sorti en 2021], le méchant du film est maniéré, il a un "codage gay" », illustre-t-elle. Avant de conclure : « On peut aller vers des représentations plus positives sans pour autant dépolitiser non plus l’amour queer. »