Crise du vin : « Il faut agir très vite pour recalibrer le vignoble et passer à autre chose » demande Bernard Farges

VITICULTURE « 20 Minutes » a interrogé le président du Comité national des interprofessions des vins, Bernard Farges, sur la crise que traverse le secteur en ce moment

Propos recueillis par Elsa Provenzano et Mickaël Bosredon
— 
Le vice-président du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB), Bernard Farges.
Le vice-président du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB), Bernard Farges. — Mickaël Bosredon
  • « Nous vivons une crise de sous-commercialisation, alors que notre production n’a pas augmenté, voire a légèrement baissé » analyse le vice-président du Comité interprofessionnel du vin de Bordeaux, et du comité national.
  • A Bordeaux, Bernard Farges estime qu’il y a « entre 700 et 1.200 entreprises en difficulté. »
  • Pour remédier à la crise, un plan de distillation au niveau national a été décidé, et il faudra procéder à de l’arrachage de vigne dans les prochains mois.

Baisse de la consommation de vin rouge, crise commerciale avec la Chine puis avec les Etats-Unis - deux très gros marchés pour le vin français - et maintenant la guerre en Ukraine et l’inflation, qui touchent aussi la production de vin. Le secteur viticole a essuyé plusieurs chocs ces cinq dernières années, qui se traduisent aujourd’hui par une surproduction, dans le Bordelais comme dans d’autres régions. Différentes mesures sont déployées pour accompagner la filière. Bernard Farges, vice-président du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) et du Cniv (Comité national des interprofessions des vins) a répondu aux questions de 20 Minutes.

Quels sont les événements qui concourent à expliquer la crise viticole ?

Depuis 2018, nous avons traversé plusieurs crises, qui nous ont successivement fermé des marchés. C’est donc une crise de sous-commercialisation, alors que notre production n’a pas augmenté, voire a légèrement baissé. Il y a d’abord eu un net recul des exportations vers la Chine, à la faveur d’accords commerciaux qui ont avantagé d’autres pays, notamment l’Australie. Puis nous avons subi en 2019 la taxe Trump aux Etats-Unis. Enfin, lorsque en 2020 Australiens et Chinois se fâchent, et que ces derniers instaurent une taxe de 200 % sur les vins australiens, nous n’avons pas pu en profiter puisque la pandémie de Covid-19 a suivi et a fermé le marché. Trois ans après, le marché chinois commence à peine à se rouvrir. Enfin, il y a la guerre en Ukraine, et l’inflation, qui impactent les prix du vin en France.

Il y a aussi une baisse de la consommation de vin en France, et en particulier de vin rouge qui pénalise la filière. Comment l’expliquez-vous ?

Depuis 2016, nous voyons effectivement une accélération de cette chute de la consommation de vin rouge en France. Nous observons - 35 % sur les Bordeaux, - 31 % sur les Côtes-Du-Rhône et - 29 % sur les IGP vins pays d’Oc, essentiellement sur les entrées de gamme. Cela a évidemment des conséquences sur notre production, notamment dans le Bordelais dont le vignoble est composé à plus de 80 % de rouge. Chaque génération consomme moins que la précédente, et même les 50-65 ans, la génération qui consomme le plus, est passée de 80 bouteilles par an et par personne en 2011 à 53 bouteilles dix ans plus tard. Nos anciens consommateurs se sont réorientés soit vers d’autres vins, soit vers d’autres boissons alcoolisées, dont majoritairement la bière, mais ont essentiellement baissé leur consommation.


Le président de l'interprofession des vins, estime que la filière viticole est devant "une crise durable."
Le président de l'interprofession des vins, estime que la filière viticole est devant "une crise durable." - Mickaël Bosredon

Le vin rouge est moins « facile » à déguster, au sens où il faut un palais un peu éduqué. Est-ce que cela peut aussi expliquer une certaine désaffection des plus jeunes ?

Bien sûr. Avant, cette culture était transmise sans que nous ne fassions rien, dans le cercle familial. Il y avait du vin dans quasiment tous les foyers, avec des consommateurs initiés. Maintenant, nous avons des foyers qui ne consomment pas, notamment dans les foyers monoparentaux où on boit moins facilement du vin seul que de la bière ou autre chose. Le rosé peut aussi se boire sans la sérénade, avec ce vocabulaire un peu technique et parfois pénible autour du rouge. Cette approche peut être intimidante pour un consommateur. Nous observons ainsi un report vers les rosés et les blancs, qui aboutit pour l’instant à une stagnation de leur niveau de consommation.

Tout ceci nous amène aujourd’hui à une surproduction par rapport à la consommation. Quelle est la situation dans le Bordelais ?

Nous sommes dans une situation dramatique. Certains viticulteurs n’ont plus personne pour acheter leur vin. Il y a entre 700 et 1.200 entreprises en difficulté, sur 5.000 propriétés viticoles, dont 300 qui disent souhaiter cesser leur activité.

Quelles sont les solutions pour aider ces viticulteurs ?

Il y a des fonds européens pour soutenir des actions de crise, notamment la distillation [pour transformer l’excédent de vin en alcool à l’usage de bioéthanol ou de la parfumerie]. Un plan de distillation des vins va être mis en place à l’échelle française, pour l’instant de 160 millions d’euros, et on espère de 200 millions d’euros prochainement.

Soutenez-vous encore l’arrachage primé de vigne, alors que le gouvernement ne parle que d’arrachage sanitaire ?

Bien sûr, mais il n’y a pas d’outil européen pour de l’arrachage aidé, et Bordeaux est la seule région qui demande l’arrachage primé. Le ministre n’a donc pas accédé à cette demande. Mais je suis persuadé que cela évoluera dans les mois à venir, car la crise qui n’était officiellement qu’à Bordeaux ces dernières semaines, est en train de s’étendre à toutes les régions viticoles de France. Même la vallée du Rhône reconnaît qu’il faut arracher. Pour le moment, nous travaillons donc à une diminution des surfaces via un fonds sanitaire, car les vignes à l’abandon, et il va y en avoir de plus en plus dans les prochaines semaines, sont un important réservoir de maladies.

A combien estimez-vous la surface qui devra être arrachée ?

A Bordeaux, sur un vignoble de 110.000 hectares, environ 10.000 hectares seront concernés, cela va dépendre de ce qui est mis sur la table en faveur des professionnels. Mais attention, j’en entends certains dire qu’il faudrait réduire les surfaces de 20 à 30 %, sauf que l’on ne trouvera jamais les candidats pour cela. 10 % oui, 30 % non. Et on ne résoudra pas tout par la réduction des surfaces : nous travaillons parallèlement à relancer la commercialisation de nos vins, notamment en Chine, mais aussi vers d’autres marchés asiatiques : Corée du Sud, Thaïlande, Vietnam… L’Afrique pourrait aussi devenir demain un marché important pour Bordeaux.



Faut-il aussi anticiper une diversification des cépages dans le Bordelais, pour faire davantage de blanc et de rosé ?

Certainement. La production de crémant dans le Bordelais, qui présente en plus l’avantage de se faire avec du raisin rouge, a été multipliée par quatre en dix ans. Il faudra davantage de diversification, mais de manière prudente, car il ne faudrait pas non plus venir déstabiliser le marché. Et nous avons aussi des consommateurs qui recherchent des vins rouges différents, aussi simples à déguster que des rosés, il y a donc une voie vers des rouges « frais », peu taniques, légers. La voie des vins sans alcool, ou à faible teneur en alcool, s’ouvre à nous également.

Comment voyez-vous l’évolution de la filière du vin rouge dans les années à venir, particulièrement à Bordeaux ?

C’est une crise très forte, mais cela ne veut pas dire que le vin va disparaître du paysage de Bordeaux. A Vinexpo Paris la semaine dernière, j’ai vu de jeunes viticulteurs de 23 ans qui ont encore la foi. Ce qui est certain, c’est qu’il faut agir très vite pour recalibrer le vignoble et passer à autre chose. L’urgence est la mise en place de cet outil de distillation, et du mécanisme permettant l’arrachage, pour accompagner dignement les professionnels qui veulent sortir du métier, et ceux qui veulent diversifier leurs terres viticoles.