Malgré le plan Grand Froid, de plus en plus de femmes enceintes, de bébés et d’enfants sans-abri à Paris

REPORTAGE « 20 Minutes » s’est rendu place de l’Hôtel de Ville où chaque soir des femmes et des enfants attendent qu’un logement leur soit attribué par l’association Utopia 56

Aude Lorriaux
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Mercredi 21 décembre, place de l'hôtel de ville, à Paris, la file des personnes sans-abris.
Mercredi 21 décembre, place de l'hôtel de ville, à Paris, la file des personnes sans-abris. — Aude Lorriaux
  • Place de l’Hôtel de Ville, tous les soirs à Paris, des familles avec de nombreuses poussettes, des femmes enceintes et des personnes malades attendent d’être enregistrées par l’association Utopia 56 pour obtenir une place d’hébergement pour une nuit.
  • De plus en plus de femmes, parfois enceintes, et de bébés sont sans abri, constate l’adjoint au logement de la mairie de Paris, Ian Brossat, alors que les services du 115 sont saturés.
  • L’association Utopia 56 tente des recours individuels pour ces familles et obtient des logements temporaires, mais les hébergements qu’elle décroche sont quasi systématiquement contestés en justice par l’Etat, y compris pour une femme seule et son bébé de quatre mois.

Galoa Minata, 3 ans, est fatiguée. Cela fait plus d’une heure et demie qu’elle attend dans le froid, en position statique, alors qu’il fait 10 degrés dehors à Paris, et elle n’en peut plus. Elle pleure, et sa maman Maimouna lui passe tendrement la main sur le visage pour essayer de la rassurer. A côté d’elle, une petite centaine de personnes se sont rassemblées face à l’Hôtel de Ville, pour essayer d’obtenir une place d’hébergement grâce à l’association Utopia 56, qui fait appel à des hébergeurs solidaires*.

La plupart de ces personnes dorment dans le métro ou dans des tentes sous les ponts. Maimouna et Galoa Minata ont élu domicile sous terre, dans les antres du réseau de transport parisien, le 8 décembre. Elles dorment sans matelas, « on met les enfants sur les pieds », explique Maimouna, qui parvient à garder le sourire malgré la situation, le froid et les gens qui les chassent la nuit.

A ses côtés, il y a Aicha, enceinte de sept mois, et autant de temps dans la rue. Son pied qu’elle nous montre est enflé, elle a du mal à marcher et va régulièrement à l’hôpital Lariboisière se faire soigner. Voilà des mois qu’elle appelle le 115 tous les jours sans obtenir de réponse positive, comme elle nous le prouve en montrant son journal d’appel. « J’ai une nuit de temps en temps avec Utopia », dit-elle.

Binate, Yaya et Ferima, Amair et Mastoura, Jonas…

Toutes ces situations, Christophe, chargé de mission sur le pôle famille d’Utopia 56, les connaît bien. Des femmes enceintes, des familles avec de très jeunes enfants dans la rue, des personnes malades, il en a rencontré des centaines. Il est là avec ses collègues et bénévoles de l’association chaque soir, pour enregistrer les familles et prévenir des hébergeurs solidaires, dans l’espoir que ces personnes soient prises en charge.

Ce soir-là nous avons discuté aussi avec Binate, 25 ans, qui est présente avec son garçon d’un an et son mari et sont sans logement depuis presque 3 mois ; Yaya et Ferima qui sont là avec leur bébé d’un an ; Amair, 9 ans et sa maman Mastoura ; Jonas avec sa fille Abigail de 10 ans ; Macoura, avec son fils de 4 ans, asthmatique ; Mabrouk, avec ses deux enfants de 5 et 7 ans et sa petite fille d’un an qui pleure sans cesse pendant l’entretien, et qui n’a pu être changé de la journée… Toutes ces personnes nous ont expliqué dormir dans le métro ou dans des tentes « sous un pont ».

Le 115 saturé

En octobre, les associations de défense des sans-abri avaient estimé à environ 2.000, le nombre d’enfants sans toit en France. Les services du 115 sont saturés depuis le mois de septembre. Le 5 décembre, par exemple, 5.014 personnes ont appelé ce numéro d’urgence pour les personnes sans-abri sans obtenir de place d’hébergement, selon des données mises en avant par le Collectif des associations unies, qui rassemble 39 organisations parmi lesquelles la Fondation Abbé-Pierre, Emmaüs, la Croix-Rouge ou encore ATD Quart-Monde.

« Malgré le maintien des 197.000 places d’hébergement en fonctionnement et la promesse du ministre du logement qu’il n’y ait plus aucun enfant à la rue cet hiver, la situation reste dramatique », ont déclaré dans un communiqué, le 14 décembre, le Collectif des associations unies.

200 places supplémentaires

Ce soir, pour les personnes qui attendent face à l’Hôtel de Ville, c’est exceptionnel, tout le monde sera logé, au total 76 personnes et 26 familles. Plusieurs femmes enceintes, plusieurs bébés dont un âgé de 7 mois. Christophe a déjà vu un bébé de 3 semaines seulement. « On a le plus souvent la moitié des personnes qui restent dehors. Il faut que les droits des enfants soient respectés et notamment le droit à l’hébergement, et qu’il y ait une politique d’accueil digne », se désole le chargé de mission.

Pour essayer de faire avancer les choses, Utopia 56 intente des recours individuels et collectifs en justice. Avec Médecins du Monde, l’association a attaqué l’Etat pour l’obliger à ouvrir le centre d’accueil des Ukrainiens de la porte de la Villette à Paris (Paris Event Center) pour y accueillir des personnes d’autres nationalités survivant dans la rue. Là-bas, près de la moitié des 250 places disponibles sont vacantes chaque soir, alors qu’à quelques centaines de mètres ou kilomètres, des centaines de personnes dorment dans le métro, des squats, ou parfois à même la rue. Le Conseil d’Etat a rejeté la requête des associations, mais l’Etat a, coïncidence du calendrier ou pas, décidé d’ouvrir dès le lendemain de l’audience 200 places supplémentaires dans ce même centre mais bien séparées du dispositif Ukraine.

« Le point positif de la situation ukrainienne c’est qu’on a vu qu’on pouvait débloquer la situation rapidement, et on ne peut que s’en réjouir, commente Samy Djemaoun, avocat de Médecins du Monde et Utopia 56 et spécialiste des droits et libertés fondamentaux. Ce n’est donc pas un problème de moyens, c’est un problème de volonté. Ils ont ouvert le Paris Event Center et le domaine de Grignon, ils peuvent ouvrir d’autres lieux. »

L’Etat s’oppose à l’hébergement d’un bébé de 4 mois

Pour essayer d’aider le maximum de gens, l’avocat en est réduit avec un de ses confrères à saisir le juge du référé liberté pour chaque cas individuellement. Pour « montrer que derrière la saturation du 115, il y a de réelles situations humaines dramatiques ». Quatorze saisines en deux semaines effectuées chaque soir jusque tard dans la nuit, et pour lesquelles il a obtenu 10 victoires, permettant d’héberger ces familles une semaine ou un mois grand maximum. Dans le lot, une famille avec un enfant de trois semaines.

Dans de nombreux cas, l’Etat a fait appel, y compris sur une famille avec un enfant de 4 mois et une femme enceinte seule avec sa fille de 5 ans, pour remettre ces personnes à la rue, comme 20 Minutes a pu le constater d’après des documents fournis par Samy Djemaoun.



Pas d’augmentation des places prévues

Si Elisabeth Borne a souhaité mercredi, en visitant un centre d'hébergement d'urgence pour jeunes femmes, améliorer le 115, la ligne téléphonique dédiée aux sans-abri, en termes de réponses et d'écoutants, la tendance n’est pas vraiment à l’augmentation des places. Le gouvernement avait même prévu lors de l'examen du budget 2023 d’en supprimer, avant de se raviser devant les protestations de dix maires socialistes et écologistes de grandes villes et d'associations d'aide aux mal-logés.

Le plan Grand Froid déclenché le 12 décembre à Paris et dans d'autres départements de France n’a selon l’association pas fait bouger la situation, qui voit toujours autant de monde se présenter le soir pour avoir un lieu où dormir. Contacté par 20 Minutes, l’adjoint au logement à la mairie de Paris, Ian Brossat, explique qu’un ancien Go Sport dont les locaux sont détenus par la mairie de Paris a été ouvert porte de Saint-Cloud depuis le déclenchement du plan Grand Froid et que quatre gymnases sont mobilisés depuis octobre. 

Mais Ian Brossat reconnaît que c’est insuffisant, les gymnases en question étant « pleins à craquer ». Il constate aussi que de plus en plus d’enfants et de femmes parfois enceintes sont dans cette situation. « La ville a fait des propositions à l’Etat pour créer plusieurs centaines de places notamment d’anciennes écoles désaffectées. Les services de l'Etat les ont visités et on est dans l’attente de leur réponse », assure l’élu. Fin 2017 le président de la République avait pourtant promis qu’il n’y aurait « plus personne dans la rue avant la fin de l'année ». 

* Pour devenir hébergeur solidaire, vous pouvez visiter la page dédiée sur le site d'Utopia 56. L'association recherche aussi des bénévoles.