11-Novembre : Quel rôle ont joué les tirailleurs sénégalais durant la Grande Guerre ?

INTERVIEW A l’occasion de la projection en avant-première du film « Tirailleurs », « 20 Minutes » a interrogé l’historien Anthony Guyon

Propos recueillis par Mickaël Bosredon
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Omar Sy dans le film Tirailleurs de Mathieu Vadepied
Omar Sy dans le film Tirailleurs de Mathieu Vadepied — Festival International du Film d'Histoire
  • Plus de 900 soldats du corps des tirailleurs sénégalais sont morts durant la Grande Guerre au camp du Courneau à La Teste-de-Buch.
  • Un film, Tirailleurs, avec Omar Sy, retrace leur histoire et sera projeté en avant-première lors du festival international du film d’histoire à Pessac.
  • L’historien Anthony Guyon, auteur du livre Histoire des tirailleurs sénégalais, revient pour 20 Minutes sur la participation des 200.000 tirailleurs africains à la Première Guerre mondiale.

Mise à jour le 4/01 : Selon des informations de France Info, les derniers tirailleurs sénégalais pourront bientôt rentrer dans leur pays d’origine, tout en touchant leur minimum vieillesse. Une vingtaine de dossiers auraient déjà été validés par le ministère des Solidarités. Cette annonce intervient le même jour que la sortie au cinéma du film Tirailleurs. Quelques jours avant la sortie du film, certains propos d’Omar Sy au Parisien, où il compare les attitudes face à la guerre en Ukraine à celles face aux conflits en Afrique, avaient suscité des réactions de certains politiques.

On ne le sait pas forcément, mais près de 700 soldats des colonies morts pendant la Première Guerre mondiale gisent dans trois cimetières bordelais, les Pins francs, la Chartreuse et Bordeaux Nord. Il s’agit de tirailleurs sénégalais, indochinois, malgaches, marocains, algériens, tunisiens et soudanais. L’association Mémoires et Partages, avec des associations d’anciens combattants, leur rendront hommage samedi à 11 heures, au carré militaire du cimetière des Pins francs.

Les tirailleurs africains, qui composaient le corps des tirailleurs sénégalais, seront par ailleurs mis en avant lors du festival international du film d’histoire à Pessac, qui démarre lundi. Jeudi 17 novembre sera projeté en avant-première le film de Mathieu Vadepied avec Omar Sy, Tirailleurs, qui sortira au cinéma le 4 janvier 2023. Un débat sera organisé en présence du réalisateur et de l’historien Anthony Guyon, auteur du livre Histoire des tirailleurs sénégalais. 20 Minutes l’a interrogé.


L'historien Anthony Guyon, auteur du livre « Histoire des tirailleurs sénégalais ».
L'historien Anthony Guyon, auteur du livre « Histoire des tirailleurs sénégalais ». - Anthony Guyon

Comment a été créé le corps des tirailleurs sénégalais qui a participé à la Première Guerre ?

Il y a toujours eu des intermédiaires dans les ports africains colonisés par les Européens. Après la fin de la traite et l’abolition de l’esclavage, on se rabat sur différentes cultures comme celle du caoutchouc, et il faut protéger les paysans sur place. Ces intermédiaires vont ainsi prendre une fonction de plus en plus militaire, et en 1857 on enracine cela en créant par décret impérial le corps des tirailleurs sénégalais. Il s’agit d’un bataillon, donc 500 hommes, dont les deux tiers sont d’anciens esclaves. Puis au fur et à mesure du XIXè siècle, ils participent à l’occupation des différents territoires.

Et ce corps s’élargit de plus en plus ?

En 1900 on arrive à 6.000 hommes, 15.000 à la veille de la Première Guerre mondiale, et 200.000 tirailleurs vont faire la guerre, soit en Afrique, soit en Europe. Tout le monde utilise des soldats africains durant la guerre, les Belges, les Allemands, mais les Français ont été les seuls à les faire venir sur le sol européen. Parmi les raisons, on peut avancer que la France est en déficit démographique par rapport à l’Allemagne, et la colonisation française est peut-être moins radicale que la colonisation allemande. Enfin, l’argumentaire français repose sur le fait que les tirailleurs africains seraient d’excellents combattants, que l’on peut adapter partout, ce qui est faux, même s’ils ont bien combattu et qu’il y a eu des héros. Il y a toute une propagande française autour de ces soldats africains pour renforcer le sentiment de peur chez les Allemands, et ça marche.

Quelle perception ont les soldats Français de ces combattants africains ?

Il y a du scepticisme, notamment parce que l’on est obligé de les retirer du combat durant six mois : ils hivernent. C’est pour cela qu’il y a une mémoire à Bordeaux, car ils sont alors installés dans des camps en Gironde, et beaucoup dans le Var également. Ce sont des soldats saisonniers, et quand les troupes les voient quitter le combat pour partir vers l’arrière, il y a une forme de jalousie. Mais il y a surtout beaucoup d’ignorance : on ne se comprend pas. Souvent, les tirailleurs ne se comprennent même pas entre eux d’ailleurs puisque l’on peut parler Bambara, Peul…

Combien de victimes déplore-t-on dans leurs rangs ?

On a environ 160.000, 170.000 soldats africains qui viennent combattre sur le sol européen, et les pertes sont de l’ordre de 20 %. Beaucoup de tirailleurs sont morts hors de la période de combat : ils meurent de maladies comme de la grippe espagnole. Dès octobre 1914, les rapports montrent qu’il y a d’importantes infections pulmonaires, des engelures aux pieds… Dans la précipitation, on les envoie dans le Var puis à partir de 1916 en Gironde.

Comment cela se passe-t-il pour eux en Gironde ?

Ils sont envoyés dans le camp du Courneau à La Teste-de-Buch, où la nécropole du Natus érigée en mémoire des 936 tirailleurs morts là-bas, a failli brûler cet été avec les grands incendies de forêt d’ailleurs. Ce camp est très exposé au vent, dans des baraques préfabriquées qui se retrouvent détrempées quand il pleut. Il y a donc énormément de maladies pulmonaires, et un nombre de morts important.

Où combattent-ils en Europe ?

Ils participent à des grandes campagnes de 1914 jusqu’à la victoire. A la fin de l’année 1916 ils participent à la reprise du fort de Douaumont à Verdun, ce qui les met en lumière. En 1917 ils sont particulièrement utilisés au Chemin des Dames. C’est l’année la plus compliquée pour eux. Et en 1918 ils sont là pour défendre Reims. On les envoie aussi aux Dardanelles combattre l’empire Ottoman.

Le film de Mathieu Vadepied s’appelle Tirailleurs, un choix important non ?

Oui c’est intéressant, parce que si on voulait être juste, on les appellerait même les tirailleurs africains, car ils venaient de partout en Afrique, et plus on avance dans le temps, moins ils sont Sénégalais d’ailleurs. Pendant l’entre-deux-guerres par exemple on privilégie les tirailleurs qui sont plus loin en Afrique occidentale française, afin d’éviter la révolte au Sénégal.



Comment ce corps des tirailleurs sénégalais évolue-t-il après la guerre ?

Après la guerre en France, on abaisse le service militaire dans un contexte de montée du pacifisme. A l’inverse, on l’augmente pour les Africains, puisqu’il passe à trois ans avec un système de tirage au sort dans les villages. Ce corps des tirailleurs sénégalais a fait ses preuves durant la guerre, et on espère côté français s’appuyer de plus en plus sur l’Empire, avec en plus cette vision que l’Afrique serait un réservoir inépuisable en hommes. Le corps des tirailleurs disparaît ensuite entre 1958 et 1962, au fur et à mesure que les pays de l’Afrique subsaharienne obtiennent leur indépendance.

Projection-débat du film Tirailleurs, jeudi 17 novembre à 19 heures, au cinéma Jean Eustache à Pessac.