Non, un document ne prouve pas que des « pénuries de carburant et d’électricité ont été organisées »

fake off Les objectifs de baisses d’émissions de gaz à effet de serre de la Stratégie nationale bas carbone sont détournés dans une interprétation complotiste

Emilie Jehanno
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Illustration d'une station service TOTAL DIRECT ENERGIES a Toulon avec tous les distributeurs de carburants hors service a cause de la penurie de carburants que connait la France ces derniers jours.//BENAYACHEADIL_SIPA.1454/2210061513/Credit:Adil Benayache/SIPA/2210061534
Illustration d'une station service TOTAL DIRECT ENERGIES a Toulon avec tous les distributeurs de carburants hors service a cause de la penurie de carburants que connait la France ces derniers jours.//BENAYACHEADIL_SIPA.1454/2210061513/Credit:Adil Benayache/SIPA/2210061534 — Adil Benayache/SIPA
  • Sur les réseaux sociaux, un article abondamment partagé détourne la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) pour y voir « des annonces de la situation actuelle » et un « un appel à peine voilé aux pénuries ».
  • Mais ce document est une feuille de route officielle qui définit, depuis 2015, une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet (GES) de serre jusqu’à 2050. Il ne prévoit pas de pénuries.
  • « Ce qui amène le gouvernement à prôner la sobriété, ce sont les problèmes sur le gaz du fait de la guerre en Ukraine et les problèmes sur l’électricité du fait des centrales nucléaires à l’arrêt, ce n’est pas la SNBC », analyse Anne Bringault, coordinatrice des programmes au Réseau action climat.

Les pénuries de carburant et d’électricité auraient-elles été prévues depuis mars 2020 ? C’est ce que pense avoir découvert un internaute, familier des thèses complotistes et qui les diffuse via son site Le Courrier des stratèges. Il explique, dans un tweet partagé plus de 3.800 fois, avoir trouvé un « document officiel qui prouve que les pénuries de carburant et d’électricité sont programmées ».

Sur Facebook, cet article a également été diffusé sur plusieurs pages soulignant que « si l’on suit les documents officiels (passés inaperçus en leur temps) et les déclarations du Président Macron, on comprend que cette situation de rupture est tout sauf innocente », la « preuve » est apportée par l’article du Courrier des stratèges.


Capture d'écran d'un tweet viral expliquant que « les pénuries de carburant et d'électricité sont programmées ».
Capture d'écran d'un tweet viral expliquant que « les pénuries de carburant et d'électricité sont programmées ». - Capture d'écran/Twitter

Sur ce site, l’auteur explique que ce document - il s’agit de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) - doit être lu « entre les lignes » pour y trouver « des annonces de la situation actuelle », alerte-t-il. Des extraits du document permettraient de prouver cette « préméditation », comme celui-ci : « Des actions efficaces pour réduire sur le court terme les émissions [de gaz à effet de serre] sont donc indispensables pour limiter au maximum le dépassement [du budget carbone]. »

Quand la SNBC évoque ensuite la nécessité « d’une évolution sociale à grande échelle » et la « promotion des modes de vie et de consommation plus sobres », c’est donc « un appel à peine voilé aux pénuries », commente l’internaute.

Un graphique enfin, également diffusé sur les réseaux sociaux, est censé prouver l’organisation planifiée de ces pénuries : il montre les émissions de production de gaz à effet de serre dans le secteur énergie depuis 1990 et les objectifs prévus de 2025 jusqu’à 2050. Ce scénario avec « ajouts de mesures supplémentaires » prend en compte des politiques publiques qui peuvent permettre à la France de respecter ses objectifs climatiques et énergétiques.


Capture d'écran d'un tweet montrant le graphique supposé prouver que "les pénuries" de carburant et d'électricité sont "prévues".
Capture d'écran d'un tweet montrant le graphique supposé prouver que "les pénuries" de carburant et d'électricité sont "prévues". - Capture d'écran/Twitter

Ce graphique est lu de la sorte : « En mars 2020, le gouvernement a prévu une baisse de 52 MCO2 à 36 en 2025, soit de près de 33 % » [en réalité, il faut lire en millions de tonnes équivalent CO2]. L’internaute interroge ensuite : « Et comment parvient-on à baisser la production de CO2 de 33 % en 5 ans dans le domaine de la production d’énergie ? On comprend que le rapport officiel soit laconique sur le sujet. La réponse nous est donnée par les pénuries actuelles », conclut-il.

FAKE OFF

La Stratégie nationale bas carbone n’a rien d’un document caché ou qui serait passé « inaperçu ». C’est une feuille de route officielle qui a été introduite par la loi de Transition Energétique pour la croissance verte, votée en 2015. La première stratégie a été adoptée cette année-là, puis révisée en 2018-2019 et, à nouveau, en 2020. La SNBC est régulièrement commentée ou convoquée dans la presse par des associations écologiques, des think tanks ou le Haut conseil pour le climat.



La SNBC vise, comme l’indique le site du ministère de la Transition écologique, à définir une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet (GES) de serre jusqu’à 2050. Elle fixe des objectifs à court et moyen termes, appelés budgets carbone, et porte deux ambitions : atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et réduire l’empreinte carbone de la consommation des Français.

Des documents qui ne sont « pas contraignants »

« La SNBC est un bon outil, car elle s’appuie sur un scénario », pointe Anne Bringault, coordinatrice des programmes au Réseau action climat. Pour autant, s’étonne-t-elle, la question des économies d’énergie est davantage abordée dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), qui est un outil de pilotage de la politique énergétique en France. Dans la PPE 2019-2028 est ainsi prévue une baisse de la consommation finale d’énergie finale de 7,6 % en 2023 et de 16,5 % en 2028 par rapport à 2012.

« Mais, clairement, ces deux documents ne sont pas contraignants, regrette Anne Bringault. L’objectif de réduction de 7,5 % n’a pas été atteint en 2018 et a été décalé à 2023. » S’il y a des objectifs climatiques, « ce qui amène le gouvernement à prôner la sobriété, qui va permettre de baisser plus rapidement la consommation d’énergie, ce sont les problèmes sur le gaz du fait de la guerre en Ukraine et les problèmes sur l’électricité du fait des centrales nucléaires à l’arrêt, ce n’est pas la SNBC », analyse-t-elle.

La question de la fermeture des centrales à charbon

Par ailleurs, le graphique évoqué, qui est bien extrait du document (p.29), est mal interprété : il concerne le secteur de l’énergie, mais dans la SNBC, celui-ci « intègre la production d’électricité, tout ce qui est raffinage, mais ce n’est pas les carburants, au sens des voitures qui circulent et consomment des carburants », souligne Anne Bringault, cela relève du secteur des transports.


Le scénario dit « avec ajouts de mesures supplémentaires » est le scénario de référence de la SNBC et prend en compte plusieurs secteurs : transports, agriculture, bâtiments etc. Pour l’énergie, il se base sur un mix énergétique décarbonné, composé en 2050 de chaleur renouvelable et de récupération.

Or, à court terme, les baisses des émissions de gaz à effet de serre dans ce secteur sont surtout liées à la fermeture des centrales à charbon. Mais la centrale de Cordemais (Loire-Atlantique) n’a finalement pas été arrêtée et celle de Saint-Avold (Moselle) va être relancée très prochainement pour faire face à l’hiver. « Jusqu’en 2020, les objectifs de réduction des gaz à effet de serre dans le secteur énergie allaient dans le bon sens, car on fermait des centrales à charbon, commente Anne Bringault. Mais est-on sur la bonne voie pour 2025 ? Je ne pense pas. »