« L’inceste est un rapport de force et de profit d’une situation de vulnérabilité », affirme Juliet Drouar

INTERVIEW Dans « La Culture de l’inceste » publié au Seuil, les auteurs et autrices évoquent l’inceste comme un fait culturel à part entière de nos sociétés

Propos recueillis par Armelle Le Goff
— 
Juliet Drouar a codirigé avec Iris Brey l'ouvrage collectif La Culture de l'inceste aux éditions du Seuil
Juliet Drouar a codirigé avec Iris Brey l'ouvrage collectif La Culture de l'inceste aux éditions du Seuil — Marie Rouge
  • Un ouvrage collectif intitulé La Culture de l’inceste, paru aux éditions du Seuil, dénonce l’ampleur des pratiques d’inceste dans notre société.
  • L’inceste y est analysé comme une conséquence d’un fonctionnement social de domination.


Juliet Drouar est thérapeute et coauteur d’un ouvrage collectif La Culture de l’inceste * publié à la rentrée, dont l’objectif est de dénoncer l’ampleur des pratiques d’inceste dans notre société. Dans cet ouvrage, les auteurs et autrices réfutent l’idée de « tabou de l’inceste » formulée par l’anthro­pologue Claude Lévi-Strauss, mais dénoncent au contraire sa pratique comme un fait culturel à part entière de nos sociétés. L’inceste n’est pas, de leurs points de vue, hors du commun, ni une monstruosité commise à la marge, mais la conséquence d’un dysfonctionnement social du fait de la domination patriarcale.

Dans cet ouvrage, vous faites de l’inceste un trauma collectif, c’est-à-dire ?

Si on se penche sur les chiffres et notamment l’enquête Ipsos de novembre 2020 pour l’association Face à l’inceste, ce n’est pas une exception. Ni une monstruosité, dans le sens où cela concernerait un Français sur dix. Notre objectif est aussi de ramener les victimes, parfois reléguées au rang d’exceptions monstrueuses elles aussi, dans notre humanité commune. Le vrai tabou de l’inceste, ce n’est pas de le comettre. C’est le tabou d’en parler.

Une personne sur dix serait et aurait été victime d’inceste en France, pourquoi ce sujet est-il aussi absent des débats de notre société ?

Il y a beaucoup de tentatives de prises de paroles de la part des personnes concernées. Mais elles ne sont pas relayées. Au contraire, elles sont éteintes. Ce silence fait que cela se perpétue. Car les personnes qui en sont victimes n’ont pas non plus toujours les moyens de désigner ce que c’est. Les victimes d’inceste sont souvent très jeunes. En 2020, les chiffres de la police établissent que la moitié des victimes avait moins de 4 ans.

A cet âge-là se pose forcément la question de la mémoire…

En effet, qui, à cet âge-là, peut être en capacité de se souvenir de ce qu’il s’est passé ? Donc s’il n’y a pas d’informations qui circulent sur l’inceste et sur ce que c’est, comment peut-on mettre des mots sur ce qu’on vit ou ce qu’on a vécu et subi ? C’est aussi pour cela que l’inceste est un rapport de force et de profit d’une situation de vulnérabilité. Sokhna Fall, qui a rédigé le chapitre « Une mémoire soumise à la loi du silence », est spécialisée dans la prise en charge des psychotraumatismes. Elle a travaillé sur l’oubli et le mécanisme de dissociation, c’est-à-dire de survie, quand le cerveau décroche pour supporter. Mais aussi d’oubli comme réponse à l’injonction sociale et familiale d’oublier. Elle parle également de l’expression des souvenirs par le corps, par les émotions. Le corps se souvient, le comportement se souvient.

Est-ce pour cette raison qu’il faut qualifier et définir l’inceste ?

Il y a la loi d’abord qui a réintroduit la notion d’inceste dans le Code pénal en 2016. C’est une surqualification d’infractions déjà existantes : le viol et l’agression sexuelle. La définition de l’inceste de l’AIVI (Association Internationale des Victimes de l’Inceste) est la plus précise car elle qualifie toute conduite dont le caractère intrusif est ressenti à plus ou moins long terme par la victime comme une atteinte à ses limites et à son intégrité personnelle. C’est la définition la plus précise tant sur le plan familial en incluant la famille adoptive, mais aussi sur le plan des actes. Par exemple, faire visionner un film pornographique à son enfant est une conduite incestueuse, de même que des toilettes trop intrusives ou fréquentes.

En quoi la famille n’est-elle pas un espace de protection ?

Les personnes mineures n’ont pas accès à l’exercice de leurs droits et l’autorité parentale est souvent maintenue, même dans des cas d’abus prouvés. Les personnes mineures sont dans un état de dépendance absolue. Le discours autour de la famille est très moralisant et trompeur car il la définit comme un lieu de protection et d’amour comme l’écrit Tal Piterbraut-Merx. Les personnes mineures qui sont abusées se retrouvent dans un dilemme : parler, c’est rompre le pacte. Et même dans la famille, il y a les personnes abusées et les personnes témoins, comme le montre l’ouvrage de Camille Kouchner, La Familia Grande, ce qui n’est pas sans conséquence ni sur les uns ni sur les autres.

Au cœur de la réflexion qui articule votre ouvrage, il y a le travail de Claude Lévi-Strauss autour du tabou de l’inceste. Vous démontrez qu’en faisant de l’inceste un tabou, on donne paradoxalement tout pouvoir au groupe dominant.

Pour Claude Lévi-Strauss, ne pas se marier avec certains membres de sa famille fonde la culture humaine. Mais, en fait, ce que Claude Lévi-Strauss pose comme une norme, ce n’est pas le tabou d’incester, mais le fait de ne pas se marier avec des membres de la famille, ce qui n’a rien à voir. L’inceste et les violences sexuelles passent alors complètement hors champs. Car, tant qu’est respectée la règle édictée par le groupe, il est possible de reproduire de la domination et d’engager la reproduction des dominations, comme Dorothée Dussy le montre dans son ouvrage Le Berceau des dominations.

Vous dénoncez aussi une romantisation de l’inceste…

Dans notre culture, l’inceste est romantisé, comme le montre Iris Brey dans un chapitre de notre ouvrage intitulé L’inceste qui crève les yeux. C’est le cas dans Game of Thrones, où l’inceste frères-soeurs est très présent. Notre culture dans ses représentations, permet que l’inceste se reproduise. Et permet même de construire une image de victime consentante, comme dans Lolita, le film de Stanley Kubrick. Dans la pornographie, un des hashtags les plus recherchés, c’est #stepmom [belle-mère], comme si tous les beaux-fils rêvaient de coucher avec leurs belles-mères… Pourtant l’inceste fait des dégâts incroyables sur les vies. Or, toutes ces représentations gomment l’anéantissement qu’est l’inceste dans une vie.

Est-ce ce que vous mesurez dans votre cabinet en tant que thérapeute ?

Ce que j’entends notamment, c’est si je parle, je vais tuer la personne qui m’a incesté. Le stigmate se retourne sur la victime. L’inceste et la pédocriminalité sont un continuum (les mêmes logiques et les mêmes effets). Par exemple, les enfants handicapés sont surexposés de par leur mise en dépendance et les huis clos y compris en institution.

La Culture de l’inceste, Seuil, 20 euros.