Guerre en Ukraine : « On est survolé par des missiles, les voitures tremblent »… Le colonel Dordhain raconte l’évacuation de l’ambassade de Kiev

INTERVIEW Envoyé comme attaché de sécurité intérieure (ASI) auprès de l’ambassadeur de France à Kiev en septembre 2021, le colonel Sébastien Dordhain, qui a vécu l’offensive russe « de l’intérieur », s’est confié à « 20 Minutes »

Propos recueillis par Manon Aublanc
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Le colonnel Sébastien Dordhain, envoyé comme attaché de sécurité intérieure (ASI) auprès de l'ambassadeur de France à Kiev.
Le colonnel Sébastien Dordhain, envoyé comme attaché de sécurité intérieure (ASI) auprès de l'ambassadeur de France à Kiev. — DR - DGGN
  • Nommé en septembre 2021 comme attaché de sécurité intérieure à l’ambassade de France à Kiev, le colonel Sébastien Dordhain était en poste en Ukraine au moment de l’offensive russe.
  • Chargé d’assurer la liaison entre la France et l’Ukraine, le colonel Dordhain a notamment participé à l’évacuation de l’ambassade de France, le 28 février 2022, quatre jours après le début du conflit.
  • Pour « 20 Minutes », il revient sur la gestion de cette crise inédite.

Un peu plus de six mois après le début de l’offensive russe en Ukraine, le colonel Sébastien Dordhain, attaché de sécurité intérieure (ASI) auprès de l’ambassadeur de France à Kiev, s’est accordé quelques jours de répit en France. Nommé en septembre 2021, l’homme de 46 ans, parti avec sa femme et ses deux enfants, ne s’attendait pas à être au cœur d’une telle crise.

Le déclenchement de l’offensive russe le 24 février, l’évacuation de l’ambassade de France à Kiev, un confinement de plusieurs jours… Pour 20 Minutes, le colonel Dordhain, envoyé pour assurer l’interface entre l’Ukraine et la France, revient sur les moments forts de ce conflit, qu’il a vécu « de l’intérieur ».

Comment avez-vous appris le déclenchement de l’offensive russe ?

Le 24 février, quasiment dès les premières frappes, vers 5h du matin, l’ensemble du personnel de l’ambassade de France reçoit un message sur WhatsApp, leur demandant de rejoindre au plus tôt leur poste. Tout le monde arrive rapidement et une organisation de crise se met en place.

Très vite, chacun appelle ses points de contacts habituels pour avoir une vision un peu plus claire de la situation. On met aussi en place un standard téléphonique pour répondre aux questions des ressortissants, avec les éléments qu’on a, qui ne sont pas très complets. A ce moment-là, on ne sait pas encore qu’on va les évacuer. Mais dès le lendemain, on conseille aux ressortissants de rester confinés.

Pendant quatre jours, vous êtes alors confinés dans l’ambassade…

Du 24 au 28 février, on est une cinquantaine de personnes, des membres du GIGN, des militaires, des fonctionnaires de l’ambassade - leurs familles ayant été rapatriées la semaine précédente -. C’est un peu comme Koh-Lanta, mais sans la plage et le soleil. Pendant quatre jours, on vit tous ensemble au sein de l’ambassade, on a récupéré les animaux de compagnie des uns et des autres, des chiens, des chats et même un perroquet, c’est l’arche de Noé. Nous, on dort dans nos bureaux, sur un simple tapis de sol, on est rationné car on ne sait pas combien de temps ça va durer.

L'ambassade de France à Kiev.
L'ambassade de France à Kiev. - Kholodovsky

Heureusement, le GIGN présent sur place organise la vie quotidienne, fait en sorte que ça se passe bien. Notamment l’aspect psychologique, très important dans ce genre de situation. Ils mettent en place une équipe ménage, une équipe cuisine, une équipe vaisselle. Ils occupent les gens pour éviter qu’ils ne cogitent. On n’a pas de temps libre. La journée, on est derrière son ordinateur à bosser, et le soir, on est sur les tâches ménagères. Ces hommes étant très habitués aux crises, au stress, ont cette capacité à rassurer, à divertir les personnels.

Et puis, on garde le contact avec nos familles. Il n’y a pas de black-out d’Internet, de coupures des réseaux sociaux, c’est une grande surprise. On n’a pas forcément le temps d’appeler nos proches, mais au moins, on en a la possibilité. A l’extérieur, il y a des explosions régulières, parfois des tirs à quelques centaines de mètres de l’ambassade. Même dans ces conditions, on continue à travailler. Le soir, on essaie de dormir, de se reposer, mais ce n’est pas facile.

Après quatre jours de confinement, vous organisez l’évacuation de l’ambassade. Comment le trajet se déroule-t-il ?

Le 28 février, à 17h30, l’ordre tombe et on lance l’évacuation de l’ambassade jusqu’à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, à 70 kilomètres de la frontière polonaise. Le convoi est composé d’une centaine de personnes (d’autres personnes ont été évacuées), repartis dans une cinquantaine de voitures, nos véhicules personnels, encadré par le GIGN. C’est lui qui organise le convoi, l’ordre des véhicules et qui donne les consignes à l’arrivée au check-point. On a des radios dans chaque voiture, on se parle en permanence. On essaie au maximum de mettre des gendarmes ou des militaires au volant, mais il y a quelques véhicules conduits par des civils.

Pendant les trente premiers kilomètres, quand on sort de Kiev, c’est dantesque. On est survolé par des missiles, on entend des tirs de mitrailleuses, des tirs de DCA (défense contre l’aviation), les voitures tremblent. A chaque check point, les Ukrainiens braquent les véhicules de tête. Le trajet fait un peu plus de 500 km, nous mettons près de 30 heures à le parcourir.

Une partie des personnes évacuées de l’ambassade rentre alors en France en passant par la Roumanie. Un petit noyau dur reste à Lviv pour assurer le fonctionnement de l’ambassade délocalisée.



Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?

Le plus stressant, le plus marquant professionnellement, c’est cette évacuation de Kiev à Lviv. Et le plus marquant humainement, ce sont les kilomètres de files de femmes, d’enfants et de personnes âgées qui attendaient patiemment de passer la frontière. Ce sont des images d’exode d’un autre temps. C’est difficile d’expliquer ce qu’on a vécu. Ce n’était pas ma première mission à l’international, mais je n’avais jamais fait une mission d’une telle intensité dans un contexte comme celui-ci.

Quelle est la situation à Kiev aujourd’hui ?

C’est un peu plus calme. On a relocalisé l’ambassade dans son bâtiment d’origine à Kiev le 16 avril. On n’est plus sous le feu des obus. La vie a repris presque normalement, il y a des gens qui se baladent dans la rue, les magasins sont ouverts.

Mais pour avoir connu Kiev avant la guerre, il manque quelque chose, l’atmosphère a changé. Tout le monde se demande à quoi vont ressembler les prochains mois. Il faut attendre de voir comment va se passer l’hiver, tant sur le plan militaire, avec le changement des conditions climatiques, que sur le plan énergétique. Je pense qu’on est parti pour une guerre qui va durer.