« Ma vie était devenue un enfer »… Quand les dark kitchens font dérailler nos lecteurs

VOTRE VIE VOTRE AVIS Riverains de dark kitchens ou de dark stores, nos lecteurs se plaignent des nuisances générées par les livreurs, notamment ceux roulant à scooter

Guillaume Novello
De plus en plus de municipalités tentent de trouver une solution aux nuisances liées aux livraisons. (illustration)
De plus en plus de municipalités tentent de trouver une solution aux nuisances liées aux livraisons. (illustration) — Sebastien SALOM-GOMIS/SIPA
  • Les dark kitchens ou dark stores se sont développés ces dernières années avec pour conséquences plus de livraison mais aussi les nuisances sonores qu’elles génèrent. « Toute la soirée, les va-et-vient des scooters se font entendre et les moteurs vrombissent jusqu’à la fermeture du restaurant vers minuit », témoigne Nikita.
  • Pour certains les nuisances étaient tellement fortes qu’ils ont déménagé, comme Gautier qui a décidé de retrouver « un endroit très calme en banlieue ».
  • Nos lecteurs préconisent que les livreurs passent au scooter électrique, bien plus silencieux.

C’est le revers de la médaille. Bien aidée par les mesures de confinement, la restauration livrée a connu un boom ces dernières années* avec comme corollaire logique la hausse des nuisances liées aux livraisons. Un phénomène accentué par l’apparition des dark kitchens, des restaurants qui ne font que de la livraison, et même des dark stores, des supermarchés sans rayons, sauf dans les roues des livreurs. Bref de plus en plus de coursiers, parfois à vélo, mais souvent à scooters, à tel point qu’en mars 2021, la mairie de Nantes a décidé d'interdire le centre piétonnier aux scooters thermiques. La ville de Montpellier avait pris une mesure similaire quelque temps auparavant.

Et mi-mars 2022, c’est au tour du maire du 17e arrondissement de s’attaquer « aux nuisances générées par le foisonnement des livreurs à Paris », selon son communiqué de presse. Geoffroy Boulard a donc décidé de créer « une zone de stationnement à̀ l’angle de l’avenue de Villiers et du boulevard Berthier ». Il s’agit d’un lieu où les livreurs peuvent « se regrouper, et ainsi limiter les répercussions de leur activité sur les riverains ». Nous avons donc demandé à nos lecteurs et lectrices s’ils étaient incommodés par ces dark kitchens et dark stores. Et à lire les témoignages, certains d’entre vous vivent un cauchemar.

Obligés de déménager

C’est d’ailleurs le terme employé par Angélique de Courbevoie (Hauts-de-Seine) qui décrit des « rodéos urbains dans la rue, des descentes de parking prises pour un urinoir, des trottoirs squattés par les livreurs qui stationnent et roulent dessus ». Nikita indique habiter au-dessus d’une dark kitchen et est témoin d’un incessant et bruyant ballet. « A partir de 19 heures, les moteurs des scooters se font entendre pour se positionner près du restaurant et ainsi être prêts à livrer les premières commandes, détaille-t-elle. Toute la soirée, les va-et-vient des scooters se font entendre et les moteurs vrombissent jusqu’à la fermeture du restaurant vers minuit. Même moteurs éteints, les livreurs sont à l’origine de nuisances : conversations bruyantes, musiques, films sur les smartphones et parfois altercations entre eux. »

Même topo pour Gautier, qui habite en face d’un restaurant d’une chaîne de restauration rapide à Montparnasse. « Les nuits sont devenues très compliquées car si le restaurant ferme aux alentours de minuit, la livraison, elle, continue jusqu’aux environs de 5-6 heures du matin, affirme-t-il. Durant toute la nuit, on peut avoir jusqu’à 1 ou 2 démarrages de scooter toutes les 2-3 minutes. » Une situation à ce point insupportable qu’il a décidé de déménager dans « un endroit très calme en banlieue ». « Le point de rassemblement des scooters était pile sous nos fenêtres », indique Charlotte qui, elle aussi, a déménagé à cause des nuisances. Même chose pour Léo qui a « quitté définitivement Paris (et la région parisienne) en grande partie suite à l’installation d’une dark kitchen en bas de chez moi ». Il précise : « Ma vie était devenue un enfer et je ne supportais plus de voir à quel point Paris se transforme en grande zone logistique de livraison sans vie. »

Un sujet « compliqué »

C’est d’ailleurs une des préoccupations de David Belliard, adjoint à la maire de Paris en charge des mobilités, qui n’a « pas envie que Paris devienne une dark city ». Pour l’élu local, il y a l’enjeu des nuisances – la pollution, le bruit, la mise en danger –, et l’enjeu de la mixité commerciale. « Dans le 11e arrondissement où je suis élu, de plus en plus de dark kitchens ou dark stores s’installent à la place des commerces, mais ça n’est plus la même vie », déplore-t-il. Pour faire face à ces problématiques, « on cherche toutes les solutions et outils », promet David Belliard qui concède que c’est un sujet « compliqué ». Sur l’aspect commercial, la mairie de Paris mobilise le Plan local d’urbanisme qui permet de protéger les quartiers commerciaux car les dark stores doivent s’enregistrer en tant qu’entrepôts et non magasins.

Concernant les nuisances, l’élu EELV indique « accompagner l’expérimentation du 17e arrondissement » mais il dit craindre « un report de nuisances ». La zone réservée est une piste mais n’est pas la solution miracle. Charlotte indique qu’un lieu avait été choisi par les pouvoirs publics « un peu à l’écart des habitations, mais les livreurs trouvaient cela trop loin de la rue commerçante et indiquaient ne pas recevoir de commandes. Ils ne s’y sont donc jamais tenus ». L’idée d’un lieu réservé laisse également Jean Terlon dubitatif. Le vice-président de l’Umih restauration rappelle que la qualité de la livraison est jugée sur la rapidité et qu’avec ces zones réservées, elle se rallonge. « De même, à la réception, est-ce que le consommateur va sortir jusqu’au point de livraison ? Le principe de la livraison, c’est quand même de se faire livrer chez soi », s’interroge-t-il.

La piste du scooter électrique

Nos lecteurs avancent également leurs idées pour réduire les nuisances. « La seule solution qui protégerait tous les riverains, c’est d’interdire les livraisons en véhicule motorisé à partir de 22 heures », estime Aude. Sophie, qui habite Nanterre, est sur la même ligne et témoigne : « Une pizzeria à côté de chez moi est équipée de scooters électriques. Zéro nuisance de ce restaurant. » En cela, Sophie et Aude rejoignent David Belliard qui souhaite « travailler avec les plateformes de livraisons pour que les livreurs utilisent des vélos à assistance électrique ». Mais ce n’est pas si simple puisque les livreurs étant auto-entrepreneurs, c’est à eux de s’acheter leur moyen de locomotion et un scooter thermique est bien moins cher qu’un électrique…

Martin, de Nantes, travaille lui-même dans une entreprise de livraison et a vu s’installer un dark store près de son boulot. Témoin « bruit incessant vraiment usant », il rappelle que « livrer avec un véhicule motorisé sans avoir une licence du ministère des Transports est tout simplement illégal. Mais il n’y a jamais aucun contrôle, ce qui est tout simplement hallucinant. » Il propose également que de « mettre en place un contrôle technique pour les deux-roues, et y inclure la vérification du respect d’une norme auditive stricte ». Malheureusement pour Martin, ce contrôle a été suspendu par Macron l’été dernier.

Enfin, nos lecteurs n’oublient pas les livreurs eux-mêmes. « Les pauvres mangent par terre dans la rue faute de pouvoir s’asseoir quelque part. L’hiver, ils attendent des heures dehors sans pouvoir se réchauffer. C’est honteux ! » s’indigne Amandine. Pour Charlotte, « il faudrait que les plateformes prennent elles-mêmes leur part dans la résolution de cette problématique en proposant un local de rassemblement, avec toilettes, salle de pause, machine à café, point d’eau, etc. » Léo est du même avis et préconise de « forcer les plateformes à salarier leurs livreurs, leur donner des conditions de travail décentes ». David Belliard les rejoint en réclamant de « revoir les conditions d’organisation de ce secteur basé sur la précarité ». Un sujet qui ne s’est pas encore invité dans la campagne présidentielle.

*avec un chiffre d’affaires en hausse de 47 % entre 2019 et 2020, selon Food Service Vision