Guerre en Ukraine : « Une convergence de toutes les craintes actuelles… » Qui se cache derrière le boom des abris anti-atomiques ?
MENACES Le climat rendu anxiogène par le Covid-19 et la guerre en Ukraine – entre autres – inciterait de plus en plus de Français à se renseigner sur la construction d’un bunker sur leur propriété
- Depuis l’apparition de la pandémie et surtout le début de la guerre en Ukraine, la demande de bunkers privés auprès des entreprises spécialisées a fortement augmenté en France.
- Les clients ne sont pas spécialement des survivalistes, mais des gens lambdas – plutôt aisés tout de même –, qui veulent protéger leurs proches et leurs bien matériels d’un monde qu’ils jugent instables.
- Expert de la survie, David Manise ne comprend pas cette démarche et prône lui « un rapport rationnel au risque ».
Un coin cuisine, des toilettes, un lit en mezzanine, un canapé convertible, une table basse, des rangements… A priori, rien de très extraordinaire. Sauf qu’on entre dans ce logement par une trappe à vérins hydrauliques avant de passer par un sas de décontamination, et que son toit est recouvert de filtres à charbon actif qui protègent contre les retombées radioactives en cas d'explosion nucléaire. Bienvenue dans un abri anti-atomique aux normes « NRBC-E », conçu pour résister aux risques nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques et explosifs. Et – paraît-il – nouvelle lubie des Français en ces temps incertains.
Forte hausse des demandes et paranoïa
La pandémie de Covid-19 et surtout la guerre en Ukraine, avec la menace d’une éventuelle escalade nucléaire, ont fait souffler un vent de panique. Ces dernières semaines, de nombreux articles ont fait état d’une très forte hausse des demandes de bunkers privés chez les constructeurs spécialisés. Une entreprise des Alpes-Maritimes en a enregistré ainsi près de 400 depuis l’invasion ordonnée par Vladimir Poutine, alors qu’elle en construisait jusque-là sept ou huit par an. Une autre voit son site Internet pris d’assaut, avec un nombre de visites en augmentation de 4.000 %. Le propriétaire d’un immense abri de soixante-dix places en Essonne, construit en 2014, aurait trouvé preneur pour la trentaine de places qui lui restaient en quatre jours, malgré un loyer par personne de 10.000 euros pour cinq ans.
Qui sont les clients des abris anti-atomiques, et quels sont leurs réseaux ? Ou, plus précisément, quels sont les ressorts qui les poussent à envisager sérieusement de se calfeutrer derrière du béton armé ? « Des gens normaux, des pères de famille qui veulent protéger leurs proches, qui ont peur », assure Enzo Petrone, le patron de la société spécialisée dans la construction d’ouvrages en béton armé Amesis Bat, interrogé par Nice-Matin et Le Parisien. On a bien cherché à en rencontrer, mais une certaine paranoïa s’est installée du fait de ce récent emballement médiatique, nous informe Stéphane Berry, PDG de L’Entrepot-éco, qui propose des constructions clés en main pour des entreprises ou des particuliers. « C’est un raz-de-marée en ce moment, ça affole un peu les clients », dit-il. On comprend l’idée générale : quand on fait construire un bunker, ce n’est pas pour que la terre entière connaisse son emplacement exact.
Insécurité et réchauffement climatique
Lui aussi a constaté une explosion de la demande ces derniers temps. « Le carnet de commandes est rempli. On en vendait trois ou quatre dans l’année, là on est entre 15 et 30 », assure l’entrepreneur basé dans les Yvelines. Il a commencé à proposer des « panic rooms » il y a sept ans mais, se rendant compte que « ça ne suffisait pas toujours » par rapport aux attentes des clients, il en est venu aux bunkers. Le plus petit, 6,5m2 pour quatre personnes, livré habitable, coûte 149.000 euros. Ensuite, tout est possible selon les volontés et les moyens de l’acheteur, jusqu’aux immenses constructions d’une petite centaine de mètres carrés avec piscine ou salle de sport – avec des prix qui montent vite à 600.000, 700.000 €, voire plus.
L’intérêt pour ces abris ne date toutefois pas de la guerre en Ukraine, tient à préciser Stéphane Berry. Il explique :
« Il y a eu les attentats, des faits divers inquiétants avec des personnes tuées chez elles juste pour de l’argent. Un sentiment d’insécurité s’est développé. On n’est pas dans le survivalisme. Ce sont des gens avec des moyens, certes, mais des gens comme vous et moi, qui veulent protéger des biens et des personnes. Ils se disent : "J’ai de la place, de l’argent, je rajoute une annexe. De toute façon, c’est une valorisation de ma maison, je ne perdrai pas d’argent." »
Autre raison invoquée, les phénomènes climatiques extrêmes, de plus en plus fréquents. Un bunker est perçu comme un abri en cas de canicule, de tremblement de terre ou de grosse tempête. « Et puis avec le Covid est arrivée la peur des risques sanitaires, biologiques ou de contaminations par l’eau. J’ai beaucoup entendu ça, ajoute le chef d’entreprise. En fait, le bunker est une convergence de toutes les craintes suscitées par la société actuelle : insécurité, pandémie, contaminations et réchauffement climatique. »
Survivalistes or not survivalistes ?
En mai 2019, une série intitulée Survivre était diffusée sur France TV Slash. Le réalisateur Alexandre Pierrin racontait, en cinq épisodes de 15 minutes, la vie d’hommes et de femmes qui se préparaient au pire – quelle que soit sa nature. Parmi eux, Catherine et Pierre, un couple qui a fait installer un bunker de 16m2 dans son jardin, dans lequel ils pourraient « tenir à six pendant trois mois ». Dans le premier épisode, on entend Catherine se dire « inquiète de l’avenir ». Elle voit dans l’actualité ce qui ressemble pour elle aux prémices d’un conflit : militarisation forcée, crise économique et vote des extrêmes. « Tout ce qui se passe en ce moment a déjà existé et abouti à des catastrophes, observe-t-elle. C’est pas qu’on se prépare à ça, mais ça pourrait arriver. Cette pièce pourra nous servir à protéger notre famille. »
Survivalistes ou pas ? Personne ne peut définir avec précision les contours de cette mouvance, qui ne recèle ni doctrine, ni organisation, ni portrait-robot d’adeptes, entre ceux qui s’entraînent à tirer chaque jour avec des armes à feu et ceux qui souhaitent « juste » être totalement autonome pour leur alimentation. « On ne sait pas bien de quoi on parle », reconnaît aujourd’hui Alexandre Pierrin auprès de 20 Minutes. Le réalisateur est ressorti de ce tournage avec une idée forte : « Le degré de sécurité est quelque chose de très subjectif, composé d’éléments issus de notre ressenti personnel et de facteurs culturels. »
Il prend l’exemple de la Suisse, où les abris anti-atomiques sont obligatoires dans les nouvelles constructions depuis les années 1960. Le pays dispose de plus de places dans des bunkers qu’il n’a d’habitants (9 millions contre 8,5 millions), quand la France ne pourrait potentiellement protéger que 0,000001 % de sa population (1000 abris pour 67 millions d’habitants). « D’un côté des Alpes, c’est absolument normal, de l’autre, on va te dire c’est de la folie, alors qu’on n’est pas dans des réalités géopolitiques très différentes », illustre Alexandre Pierrin.
« Le système a les reins solides »
Le documentariste a recontacté certains de ses témoins quand la pandémie est apparue. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ils n’étaient pas particulièrement ravis, à crier sur tous les toits qu’ils avaient raison. Mais ils ont apprécié que leur entourage, qui les prenait souvent de haut, ait changé de regard sur eux et leur ait demandé des conseils. « Là où je ne suis pas d’accord avec eux, c’est qu’on voit justement, avec le Covid-19 puis la guerre, que le système a les reins solides, estime le documentariste. Tout fonctionne, avec difficultés parfois, mais il n’y a pas eu d’émeutes, de pillages ou de guerre civile, comme ils le prédisaient. »
Un constat partagé par David Manise, entrepreneur et acteur historique du secteur de la survie en France. Lui n'adhère pas à tout ce qui a trait au survivalisme, « une posture politique, de défiance vis-à-vis des institutions, de perte de confiance envers les services publics et les autres êtres humains, souvent corrélée à des affiliations politiques extrêmes ». Il a inventé, avec quelques autres, le terme de « survivologie », qu’il définit comme « une approche rationnelle et scientifique de la survie ». « La survie est simplement pour nous la gestion des risques en milieu isolé ou catastrophé. C’est une approche citoyenne et républicaine de la chose », clame-t-il. Pour le Québécois de 47 ans, qui organise des stages depuis bientôt vingt ans, la survie ne peut pas être une démarche individuelle, un repli sur soi. « Ça n’a jamais été une solution. Et même si on raisonne de manière égoïste, la coopération est plus payante que la concurrence. On va toujours plus loin ensemble », assure-t-il.
« Un rapport au rationnel risque »
David Manise ne comprend pas « cette croyance qu’en cas de crise, ça devient l’anarchie et que l’homme est un loup pour l’homme. Alors que l’histoire, récente ou ancienne, démontre que c’est l’inverse qui se produit. Quand il y a une catastrophe, les gens se serrent les coudes. » On l’aura compris, la construction d’un abri anti-atomique n’est pas, pour lui, la solution, « déjà parce que si on regarde sérieusement la situation, on voit que le risque d’extension du conflit est limité ». Les risques d’une crise alimentaire et d’une forte inflation sont en revanche déjà bien réels. Le plus utile est donc d’apprendre à être plus indépendant, consommer plus intelligemment, prioriser sur ses dépenses. « Ça ne sert à rien de paniquer. Il faut un rapport rationnel au risque, plutôt que s’exciter et avoir peur, conseille-t-il. On dit aux gens : "Soyez simplement prêts, adaptables". »
C’est ce qu’il enseigne dans ses stages, qui attirent de plus en plus de monde depuis une dizaine d’années. Il observe « une tendance de fond dans la société à vouloir se réapproprier des compétences », un peu perdues avec la tertiarisation galopante des emplois. Mais sachez que les Français ont souvent plus de ressources qu’ils ne croient. « Il y a cette vieille habitude de s’autoflageller en France, de dire on est nuls, on ne sait pas faire, mais en vrai vous êtes un peuple hyper adaptable, débrouillard, très solidaire derrière le côté râleur », assure David Manise. Comme quoi, il ne faut pas désespérer.