Agression d’Yvan Colonna : « Il n’y a toujours pas de considération de l’Etat… » En Corse, une mobilisation inédite

REPORTAGE L’agression d’Yvan Colonna réveille la fracture entre le continent et la Corse, où beaucoup se sentent « mis à l’écart » par l’Etat français. Depuis une semaine, l’émotion ne retombe pas

Manon Aublanc
Feu de poubelles lors des manifestations organisées ce jeudi à Ajaccio en soutien à Yvan Colonna.
Feu de poubelles lors des manifestations organisées ce jeudi à Ajaccio en soutien à Yvan Colonna. — AFP
  • Après son agression la semaine dernière par un codétenu de la prison d’Arles, où il purgeait sa peine pour l’assassinat du préfet Claude Erignac en 1998, Yvan Colonna se trouve toujours entre la vie et la mort, ce jeudi.
  • Dimanche dernier, une manifestation a réuni 4.200 personnes selon les autorités et 15.000 selon les organisateurs à Corte en Haute-Corse. Et mercredi soir, la colère est montée d’un cran, avec une intrusion et des départs de feu dans le palais de justice d’Ajaccio et des heurts entre manifestants et forces de l’ordre qui ont fait quatorze blessés.
  • La jeunesse, à l’initiative de cette mobilisation inédite, a réussi à unir les habitants de l’île de Beauté, bien au-delà des nationalistes.

De notre envoyée spéciale à Ajaccio,

Dans les rues d’Ajaccio, ce jeudi matin, les vestiges des violences de la veille témoignent de la colère des Corses, qui sont à nouveau descendus dans les rues pour soutenir Yvan Colonna. La tension est montée d’un cran à la tombée de la nuit, avec une intrusion et des départs de feu dans le palais de justice d’Ajaccio, ainsi que des heurts entre manifestants et forces de l’ordre qui ont fait quatorze blessés, selon la préfecture.

Depuis que le militant nationaliste, condamné pour l’assassinat du préfet Claude Erignac en 1998, a été violemment agressé par un codétenu emprisonné pour terrorisme, les manifestations se sont multipliées sur l’île à l’appel d’étudiants, de lycéens, d’organisations nationalistes ou de syndicats, qui accusent l’Etat de porter une lourde responsabilité. « Ce que nous vivons, c’est juste insupportable. Yvan Colonna était censé être protégé dans sa prison. Il y a eu un complot d’Etat, on peut même parler de crime d’Etat », dénonce Murielle, maman d’un lycéen venu manifester aux côtés des centaines de jeunes, ce jeudi matin, devant la préfecture de la Corse-du-Sud.

Les lycéens ont à nouveau manifesté, ce jeudi matin, devant la préfecture d'Ajaccio en soutien à Yvan Colonna.
Les lycéens ont à nouveau manifesté, ce jeudi matin, devant la préfecture d'Ajaccio en soutien à Yvan Colonna. - Manon Aublanc

Double violence

Comme d’autres parents, ainsi que des professeurs et des élus, Murielle a décidé de se placer au-devant du cortège « pour protéger les jeunes ». « Il y a déjà eu trop de blessés parmi les jeunes. On l’oublie, mais ce sont des mineurs, des enfants », poursuit celle qui semble connaître le prénom de chacun des lycéens du cortège, avant de s’adresser directement à plusieurs d’entre eux : « Ça suffit maintenant, calmez-vous, on fait ça de manière pacifique. »

Mais peu importe leur âge, la colère des Corses est unanime. Car « si dramatique soit-elle », l’agression d’Yvan Colonna met en lumière « l’injustice sur la question des prisonniers corses », analyse Marie-Romagne, 62 ans, à l’écart de la foule. En refusant le transfert d’Yvan Colonna sur l’Ile de beauté, « l’Etat a déguisé une peine de mort pour nos condamnés politiques, notamment ces trois hommes [outre Colonna, Pierre Alessandri et Alain Ferrandi sont incarcérés eux aussi sur le continent pour l’assassinat du préfet Erignac] », ajoute Murielle.

« Au regard du droit, Yvan Colonna avait le droit de finir sa peine auprès de sa famille. Mais le gouvernement a maintenu le statut de DPS [empêchant son transfert]. Les gens ne comprennent pas, c’est vécu comme une injustice sociale, comme un traitement inégal par rapport aux prisonniers continentaux », abonde Thierry Dominici, enseignant en sciences politiques à l’université de Bordeaux. Pour le spécialiste, il y a une sorte de double violence pour les Corses : « Ils s’aperçoivent d’abord que le droit n’est pas appliqué pour les détenus corses, mais qu’en plus, il l’est pour les autres détenus », décrypte-t-il.

Les Corses traités « différemment des autres régions »

Mais la question des prisonniers, pour Marie-Romagne, c’est surtout « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ». Au-delà de l’émotion suscitée par l’agression d’Yvan Colonna et du transfert des détenus, c’est celle des élus corses qui met la population de l’île en colère. « Les nationalistes ont remporté les élections territoriales avec 70 % des voix, et pourtant, on ne les écoute pas, on fait comme s’ils n’avaient pas gagné. Il n’y a toujours pas de considération de l’Etat. On a un sentiment de déni de démocratie », dénonçait la veille Ghjacumu-Tumasgiu, lycéen à Ajaccio. Une idée partagée par Murielle : « On se sent traités complètement différemment des autres régions par l’Etat français, mis à l’écart, quand on voit qu’on ne laisse pas l’assemblée de Corse, qu’on a élue au suffrage universel, faire son travail correctement », ajoute la mère de famille, un œil toujours rivé sur les jeunes par crainte de débordements.

Même si les élus nationalistes ont « explosé les scores », leurs compétences sont limitées, note Thierry Dominici. « Par exemple, ils ont voté la coofficialité de la langue corse, mais ce n’est pas de leur compétence. Quelque part, ce n’est pas parce qu’ils ont obtenu 70 % des voix que l’Etat va négocier avec eux. L’Etat prend note de ce score, mais c’est tout », décrypte l’enseignant.

Un manque de considération qui ne fait que renforcer le sentiment d’exclusion des habitants, analyse Thierry Dominici, qui constate « un sentiment de déclassement, de mise à l’écart, voire de mise à l’index identitaire », poursuit-il. Un ressenti qui ramène forcément la question de l’autonomie et de l’indépendance sur la table, assure l’enseignant : « Finalement, les Corses ne seront jamais considérés comme totalement français et jamais comme uniquement corse ». Mais pour Marie-Romagne, la fracture entre la Corse et le continent ne date pas d’aujourd’hui : « Elle a toujours existé. Le peuple corse n’a jamais vraiment été écouté par l’Etat ».

La jeunesse réussit le pari d’unir l’île

Mais la mobilisation qui prend forme depuis l’agression d’Yvan Colonna ne ressemble pas aux précédentes. D’ordinaire, « ce sont les nationalistes qui gèrent la contestation », souligne Thierry Dominici. Cette fois-ci, c’est la jeunesse, fer de lance de la mobilisation, qui a repris le flambeau : « D’habitude, on instrumentalisait les jeunes pour faire partir les mouvements de rue. Là, c’est l’inverse, ce sont les jeunes qui ont lancé la machine », poursuit-il, rappelant que le mouvement universitaire s’est autonomisé depuis l’élection des nationalistes en 2015.

Et si la jeunesse corse a bien réussi une chose, c’est celle d’unir les habitants de l’île de Beauté, bien au-delà des nationalistes. « C’est le peuple corse en entier qui se mobilise. On l’a vu à Corte, il y a des étudiants, des lycéens, des nationalistes, mais que pas. Même l’Eglise a réagi », se réjouit Angèle, désignée « porte-parole », par ses camarades du lycée Flesch.

Pour Thierry Dominici, la mobilisation massive est le symbole d’une « massification populaire du nationalisme ». « Le nationalisme a désormais dépassé l’aspect politique, il touche maintenant toutes les stratifications sociales et générationnelles », conclut l’enseignant.