Aisne : Une découverte historique inédite se termine par une enquête de la justice

DEVOIR DE MEMOIRE Dans l’Aisne, des passionnés d’Histoire risquent des poursuites judiciaires pour avoir mis au jour un tunnel où près de 200 soldats de la Guerre 14-18 sont restés ensevelis

Gilles Durand
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Illustration du Chemin des dames, dans l'Aisne.
Illustration du Chemin des dames, dans l'Aisne. — Vincent Loison / SIPA
  • Dans l’Aisne, un historien amateur a retrouvé le tunnel où près de 200 soldats allemands furent ensevelis au cours d’une bataille de Première Guerre mondiale.
  • Les autorités françaises et allemandes hésitent à mener des fouilles pour tenter de retrouver les corps.
  • Pour mettre la pression, le fils de l’historien amateur a mené lui-même des fouilles qui ont été signalées et font l’objet d’une enquête judiciaire.

Faut-il aller exhumer les corps des quelque 180 soldats allemands de la Première Guerre mondiale au cœur d’un souterrain, dans l’Aisne ? La question se pose avec un peu plus d’urgence pour les autorités, depuis que l’affaire a été médiatisée. Retour sur une découverte capitale pour l’Histoire, qui est subitement devenue un acte de délinquance.

Pour comprendre, il faut se replonger dans la Guerre 14-18 et l’épisode tragique du Chemin des dames, dans l’Aisne. En avril 1917, une vaste offensive française tourne au fiasco. Les pertes militaires, dans les deux camps, s’élèvent à près d’un demi-million d’hommes.

Soldats allemands pris au piège

Au début des combats, une partie d’un régiment de réserve allemand se retrouve coincée dans un tunnel inachevé, servant d’abri sous une colline, près de Craonne. Les bombardements ont provoqué l’effondrement de l’entrée principale. Le tunnel du Winterberg se transforme en tombeau pour les soldats pris au piège.

Leur souvenir va s’évanouir au fil du temps. Jusqu’en 2010, lorsqu’un passionné d’histoire locale, Alain Malinowski, retrouve traces de ce tunnel dans les archives de l’état-major allemand. Il identifie les possibles entrées sur le terrain, dans la forêt de Craonne, et transmet le fruit de ses recherches aux autorités.

C’est à l’été 2018 que le VDK (organisme qui s’occupe des cimetières militaires allemands), l’office national des anciens combattants français et la direction régionale des Affaires culturelles (Drac) commencent à échafauder une stratégie commune autour de ce lieu de mémoire ressuscité.

Plus de 150 victimes identifiées

Faut-il engager des fouilles pour aller chercher les corps ? Ou installer un monument sur le site avec le nom des disparus ? En Allemagne, où l’affaire fait grand bruit, des historiens ont déjà identifié plus de 150 victimes, sans toutefois dévoiler publiquement les noms car le sujet est sensible.

La question qui taraude les autorités, c’est le coût d’une telle opération d’exhumation. « Le tunnel fait 250 m de long pour 3,50 m de large avec quelques ramifications et son ouverture, avec le renforcement de l’entrée, nécessiterait trois ou quatre jours de travaux », estime un spécialiste interrogé par 20 Minutes.

Las d’attendre une décision, le fils d’Alain Malinowki décide, en janvier 2020, de mener lui-même un début de fouilles pour mettre la pression sur les autorités. En toute illégalité puisque la recherche intentionnelle de corps de soldats disparus est interdite en France depuis 1935. L’opération est néanmoins médiatisée en novembre. « Si vous ne lancez pas ce projet, ça ne se fera jamais car il y a tellement de protocole », avoue-t-il devant les caméras de TF1, en novembre 2020.

« Ça donne des idées à des pilleurs »

La réponse est cinglante. La Drac procède à un signalement auprès du procureur, la fouille n’ayant pas fait l’objet d’une autorisation préalable. Selon nos informations, une enquête a été ouverte. La famille Malinowski, à qui on doit cette incroyable découverte, est désormais traitée en paria.

D’autant que, toujours selon nos informations, de nouvelles fouilles sauvages ont été effectuées sur le site, notamment au début du mois de mars. « C’est l’effet pervers de la médiatisation, souligne une source proche du dossier. Ça donne des idées à des pilleurs, alors que les discussions autour d’un projet de recherches archéologiques avançaient plutôt bien sur le sujet. »

En août, une prospection au radar, pour connaître la topologie du terrain, avait été réalisée par les autorités allemandes. Il est question, désormais, d’envoyer un robot équipé d’une caméra à l’intérieur du tunnel en creusant un puits depuis le flanc de la colline. Objectif : explorer l’état de conservation du lieu avant toute intervention humaine.

« Ce sont déjà des objets archéologiques »

« Le sol est constitué de sable avec un plafond de craie, or le sable n’est pas un très bon milieu de conservation », assure Yves Desfossés, archéologue et co-auteur d’une tribune dans Le Monde sur la nécessité de ne pas procéder à une simple exhumation.

« Se contenter de simplement réinhumer ces corps, qui ne pourront peut-être pas tous être identifiés et qui n’ont probablement plus de parenté immédiate, […] consisterait à enterrer avec eux le savoir historique et scientifique qu’ils recèlent. Ce sont déjà des objets archéologiques, qui doivent être traités comme tels. L’opération permettrait de reconstituer belle tranche de vie des soldats allemands », explique-t-il.

Reste à trouver les financements. En 2009, des fouilles archéologiques avaient permis de retrouver 250 corps de soldats australiens et britanniques – et d’en identifier plus de 150 grâce à l’ADN – dans des fosses communes à Fromelles, dans le Nord. L’opération avait coûté cinq millions d’euros au gouvernement australien.