Discrimination : Faut-il supprimer les épreuves orales des concours ?

EPREUVES Discriminants, subjectifs, biaisés, inégaux… « 20 Minutes » a demandé au sociologue Jean-François Amadieu s’il n’était pas temps de supprimer les oraux dans un souci d’égalité face aux concours

Jean-Loup Delmas
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Des oraux inégaux doivent-ils être aboli ?
Des oraux inégaux doivent-ils être aboli ? — Thomas Samson / AFP
  • Les résultats de l’ENS – amputés de ses oraux pour cause de coronavirus – montre un taux de femmes admises record.
  • Un exemple loin d’être isolé sur les multiples biais de sélection que peuvent représenter ces épreuves particulières, où la personne est jugée bien plus que sur les copies écrites anonymes.
  • Faut-il penser à supprimer les oraux pour garantir l’égalité des chances ?

Ce jeudi, nos collègues du Monde pointaient que dans les filières littéraires des écoles normales supérieures (ENS), la suppression des épreuves orales pour les concours, en raison du coronavirus, avait fait bondir le pourcentage de femmes admises. Rue d’Ulm, à Paris Sciences et Lettres par exemple, 67 % des admis issus de classes préparatoires sont des femmes, contre 54 % en moyenne les cinq années précédentes.

Toujours là au moment d’être radical et de mettre la plume dans la plaie, 20 Minutes s’est donc posé la question : faut-il purement et simplement supprimer les oraux des concours, une épreuve dont on a encore une fois la démonstration de la discrimination avec ce cas précis, pour favoriser les fameuses épreuves écrites anonymes, bien plus diversité-friendly ? Interrogé sur le sujet, Jean-François Amadieu, sociologue et directeur de l’Observatoire des discriminations, n’est pas tendre avec l’épreuve orale : « Elles contiennent énormément de biais et de discrimination, que ce soit le genre, l’apparence physique, le poids, le handicap, l’accent… C’est une vérité qu’on retrouve à chaque fois, que ce soit dans le cas des oraux des grandes écoles mais aussi dans les entretiens d’embauche. Au-delà des biais du jury, il y a le fait que se mettre en avant ou s’exprimer publiquement favorise naturellement les mêmes groupes sociaux. Les hommes par exemple sont plus incités socialement à prendre la parole que les femmes. »

La discrimination positive, merci mais non merci

Léa, 27 ans et qui a passé les concours il y a deux ans, raconte : « Dans ma promo de prépa, l’écart de notes entre les écrits et les oraux était beaucoup plus important chez les femmes que chez les hommes. Souvent, les femmes étaient très bonnes à l’écrit puis cela s’effondrait à l’oral. Avec toujours les mêmes reproches : doute, manque de confiance, ne se met pas assez en avant… »

Même si pour le cas de Normale Sup, Jean-François Amadieu évoque un autre type de discrimination dans le cas des oraux. Petit rappel des chiffres, les hommes ne représentent qu’un quart des postulants à ces concours. « De fait, il y a parfois une compensation – volontaire ou non – au moment des oraux, où le jury va favoriser les candidats hommes pour avoir une impression de diversité dans les promotions », appuie le sociologue : « C’est ce favoritisme qui a été supprimé avec la fin des oraux, les copies étant jugées uniquement anonymement, donc sans pouvoir faire monter un genre ». Mais pas sûr que cette « discrimination positive », entre grands guillemets, soit regrettée, même par ceux à qui elle bénéficierait supposément. Dans son école de commerce, Sébastien est la seule personne de couleur de sa promotion. Il témoigne : « Beaucoup d’élèves m’ont dit le plus sérieusement du monde que j’avais eu les oraux gagnés d’avance car l’école m’aurait pris pour apporter de la diversité, et non parce que je les aurais réussis. Depuis, j’ai toujours le doute… Alors, j’aurais préféré en rester aux épreuves anonymes et être certain d’avoir mérité ma place. »

Les oraux essentiels malgré tout ?

Voilà donc pour le procès des oraux, accusés de tous les mots. Du coup, on les supprime ou pas ? Jean-François Amadieu se montre un peu moins manichéen que nous, rappelant que certaines professions – notamment professeurs, soit ce à quoi forme l’ENS- requièrent de maîtriser la prise de parole en public, « il n’est donc pas totalement surprenant de vouloir juger comment l’élève se débrouille à l’oral. Tout comme les épreuves écrites, fussent-elles anonymes, favoriseront toujours les milieux sociaux les plus élevés. On ne peut pas empêcher toute discrimination, et à un moment, il faut bien tester les compétences. »

Pour autant, des choses pourraient être amenées à s’améliorer. « Sans parler de supprimer les oraux, on pourrait pondérer leur importance, en mettant bien plus en avant les notes obtenues à l’écrit, ou en voyant cela comme une épreuve non-notée mais éliminatoire : tant que la personne se débrouille à l’oral, elle passe », imagine-t-il. AInsi qu’une meilleure formation : « Les oraux sont une épreuve avec beaucoup de biais et le pire c’est que très souvent, le jury en a rarement conscience. Il faudrait mieux former les professeurs et intervenants à la discrimination, à la notation, à la connaissance de leurs propres préjugés. »

Pour Léa, ce serait un peu se regarder le doigt au lieu de viser la lune : « Si les oraux montrent que les femmes, les personnes de couleur ou les discriminés sont pénalisés car elles ont des difficultés à s’exprimer en public, au lieu de se dire qu’il faudrait supprimer les oraux, il faudrait peut-être revoir comment la société nous éduque afin qu’on soit tous et toutes à l’aise en public. Et qu’importe à quoi les résultats de l’ENS ressembleront à ce moment-là. »