Violences policières : Les affaires Adama Traoré et George Floyd sont-elles comparables ?
ENQUETE Une manifestation est prévue ce samedi à Paris à l’appel du comité Vérité pour Adama afin de dénoncer les « violences policières et racistes »
- Un nouveau rassemblement contre les violences policières est prévu samedi à Paris
- Selon les proches d’Adama Traoré, il est décédé d’une asphyxie provoquée par un plaquage ventral, les gendarmes, eux, mettent en avant des antécédents médicaux.
- Les trois gendarmes ont été placés sous le statut de témoin assisté pour non-assistance à personne en péril.
- Aux Etats-Unis, quatre policiers ont été mis en examen pour meurtre et complicité après la mort de George Floyd.
Sur la fresque dévoilée en début de semaine par l’artiste JR, deux regards côte à côte. A droite, celui de George Floyd, mort asphyxié sous le genou d’un policier, le 25 mai dernier aux Etats-Unis. Au gauche, celui d’ Adama Traoré, décédé dans la gendarmerie de Persan-Beaumont, dans le Val-d’Oise, moins de deux heures après son interpellation, le 19 juillet 2016. « Aujourd’hui, quand on se bat pour Georges Floyd, on se bat pour Adama Traoré », déclarait mardi 2 juin Assa Traoré à la foule de manifestants massée devant le tribunal judiciaire de Paris.
Comme l’Américain, son jeune frère de 24 ans, a soufflé peu avant sa mort « j’ai du mal à respirer ». Dans un cas comme dans l’autre, les victimes sont deux hommes noirs, décédés d’une asphyxie. Les deux affaires sont-elles pour autant comparables, au-delà du symbole ? « On assiste à une instrumentalisation de l’émotion du dossier Floyd pour faire pression sur le dossier Traoré », déplore Me Rodolphe Bosselut, l’un des avocats des trois gendarmes, alors qu’une nouvelle manifestation est prévue samedi à Paris.
Des conditions d’interpellation différentes
Si les conditions de la mort de George Floyd et les 8 minutes 46 pendant lesquelles il agonise sous le genou d’un policier ont été filmées sous différents angles, en revanche, aucune caméra de vidéosurveillance n’a capté l’interpellation d’Adama Traoré le 19 juillet 2016. Ce jour-là, les gendarmes de l’Isle-Adam, dans le Val-d’Oise, cherchent son frère aîné, Bagui, soupçonné dans une affaire d’extorsion. En fin d’après-midi, il est localisé à Beaumont-sur-Oise. S’il se laisse faire, Adama Traoré, qui se trouvait avec lui, s’enfuit. Rattrapé une première fois, menotté, il parvient à s’échapper à la faveur d’une bousculade déclenchée par un proche jamais identifié.
Un quart d’heure plus tard – à 17h30 –, il est repéré chez une connaissance où il se cache sous un drap, derrière un canapé. Dans leurs auditions, qu’a pu consulter 20 Minutes, les trois gendarmes s’inquiètent de ne pouvoir distinguer ses mains. « Nous nous jetons sur lui avec mes deux collègues, il est virulent et s’oppose à son interpellation. Il a les mains sous son corps, dans les draps, non visibles », explique l’un des trois gendarmes, interrogé par les enquêteurs quelques heures après le décès d’Adama Traoré. « Il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation », précise-t-il dans cette même audition.
Des propos qui, selon les proches de la famille Traoré, accréditent la thèse d’un décès par asphyxie consécutive d’un plaquage ventral, une technique autorisée mais décriée. « Il n’y a jamais eu de plaquage ventral, ce n’est d’ailleurs pas une technique employée par la gendarmerie. Il a employé ces mots maladroits, sur lesquels il est tout de suite revenu, pour évoquer la simultanéité de leur action », affirme l’un de ses conseils, Rodolphe Bosselut. Dans une seconde audition – il y en aura trois –, le militaire précise : « A trois, en quelques secondes, nous parvenons à amener le bras dans le dos de l’adversaire. » Pour ce faire, il explique avoir employé la technique du contrôle costal dorsal. Cela « se matérialise par mon genou droit au centre du dos et le genou gauche sur la partie costale dorsale [les côtes] », pendant que ses deux collègues maintiennent les bras d’Adama Traoré. Selon Le Point, l’homme chez qui se déroule la scène et qui devrait être entendu par les juges d’instruction courant juillet, confirme que la scène n’aurait pas duré plus de « trente secondes, à peine une minute ». Bien loin des 8 minutes 46 de l’affaire Floyd.
Non-assistance à personne en péril
En repartant, Adama Traoré est bien vivant mais peine à respirer. Selon ce même témoin, le jeune homme de 24 ans était déjà essoufflé en arrivant chez lui. Ce 19 juillet 2016, il fait une chaleur écrasante en région parisienne, plus de 30 degrés en fin d’après-midi. Sur le chemin de la gendarmerie, Adama Traoré perd connaissance. Les secours sont immédiatement appelés, la victime est mise, selon les gendarmes, en position latérale de sécurité (PLS). Pourtant, dans son audition, le chef d’équipe des pompiers affirme qu’à son arrivée, la victime est « face contre terre » et que les gendarmes rechignent à lui retirer ses menottes.
La non-assistance à personne en danger et l’absence de réaction des autres policiers présents sur les lieux malgré les appels au secours, c’est dans l’affaire George Floyd ce qui a choqué au-delà même du geste. Etait-ce la même chose dans l’affaire Traoré ? Si les juges d’instruction n’ont pas retenu les violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, les trois gendarmes ont été placés sous le statut intermédiaire de témoin assisté pour « non-assistance à personne en péril ». Les propos de ce pompier ont néanmoins été contredits, notamment par la pompière volontaire qui se trouvait à ses côtés et par son capitaine, arrivé sur les lieux quelques minutes plus tard. « Je tiens à vous préciser que le chef X me signale que la victime était en PLS à son arrivée », indique-t-il aux enquêteurs.
Bataille d’expertises
Dans son rapport définitif, le médecin légiste ayant examiné George Floyd relève des antécédents médicaux mais conclut que la victime est morte par « homicide » à cause de la « pression exercée sur son cou ». Son corps porte de nombreuses traces d’hématomes, notamment au niveau du visage, du torse et des poignets. Dans l’affaire Adama Traoré, en revanche, l’autopsie et la contre-autopsie n’ont relevé aucune trace de violence. Si toutes deux s’accordent sur un décès lié à « un syndrome asphyxique », elles se contredisent sur l’existence de « lésions d’allure infectieuse ». C’est bien là l’une des difficultés majeures de ce dossier : depuis 2016, les expertises médicales se sont succédé sans pour autant s’accorder.
Un an après la mort d’Adama Traoré, un premier rapport évoque des « fragilités antérieures » pour expliquer l’asphyxie. En septembre 2018, une expertise de synthèse conclut que le pronostic vital du jeune homme était engagé de façon « irréversible » avant même son interpellation en raison qu’une maladie génétique, la drépanocytose, associée à une pathologie rare, la sarcoïdose, ayant entraîné l’asphyxie au cours d’un épisode de stress. En 2019, alors que l’instruction est sur le point de s’achever, une nouvelle expertise, réalisée par quatre médecins à la demande et aux frais de la famille, soutient les conclusions inverses et invitent à s’interroger sur une « asphyxie mécanique et positionnelle », c’est-à-dire liée à la technique d’interpellation. Le 24 mars 2020, une nouvelle expertise commandée par justice exonère les gendarmes. Celle-ci est à nouveau contredite le 2 juin par le rapport, à la demande et aux frais des parties civiles, d’un médecin qui met en cause un « plaquage ventral ».
Mort parce que Noir ?
Aux Etats-Unis, la mort de George Floyd – soupçonné d’avoir cherché à écouler un faux billet de 20 dollars – a ravivé le débat sur les violences racistes commises par les forces de l’ordre. Selon les données du Washington Post, les personnes noires ont deux fois plus de risques d’être tuées au cours d’une intervention de police : 30 Noirs par million ont été tués par balle par la police depuis le 1er janvier, contre 12 Blancs par million. Ces données peuvent-elles s’appliquer à la France ?
Il n’existe pas de chiffres comparables, notamment parce que la loi interdit les statistiques ethniques. En revanche, sur les quelque 1.500 enquêtes judiciaires confiées à la police des polices en 2019, une trentaine concerne des faits de racisme ou de discrimination, indiquait en début de semaine le directeur général de la police. Autre donnée éclairante : dans un rapport publié en 2018, le Défenseur des droits, Jacques Toubon indiquait que les jeunes hommes perçus comme noirs, arabes ou maghrébins avaient « une probabilité 20 fois plus élevée que les autres » d’être contrôlés.
A maintes reprises, Assa Traoré a ainsi indiqué que si son frère s’est enfui ce jour-là, c’est parce qu’il n’avait pas ses papiers sur lui et craignait un contrôle d’identité. Les gendarmes, eux, rappellent que plus de 1.300 euros en liquide et un sachet d’herbe de cannabis ont été retrouvés sur le corps de la victime.