Coronavirus : Masques contre 5G, la Chine a-t-elle fait du chantage à la France ?
FAKE OFF Selon un député américain, Xi Jinping aurait proposé à Emmanuel Macron un milliard de masques de protection en échange du soutien français à l’implantation de la 5G de Huawei en France
- L’intervention d’un député américain sur Fox News a refait surface sur les réseaux sociaux ces derniers jours, deux mois après sa diffusion en direct aux Etats-Unis.
- Dans cet extrait, Mark Green, député républicain du Tennessee, accuse la Chine d’avoir fait du chantage à la France au sujet des masques de protection contre le Covid-19.
- Un tel deal n’a vraisemblablement jamais été évoqué entre les chefs d’État des deux pays. Explications.
Un deal secret en pleine crise du coronavirus, des masques, de la 5G, Macron, la Chine, tout était réuni pour que le baromètre de la rubrique « Fake Off » de 20 Minutes frétille d’impatience. Depuis quelques jours en effet, les déclarations du député américain Mark Green (républicain) ont refait surface sur la toile, notamment dans un tweet de « Napoléon », alias@tprincedelamour, défavorablement connu de nos services pour véhiculer bon nombre d’infox.
Voici ce qu’il écrit : « Exclusif : Selon Mark Green, député américain du conseil de sécurité intérieur, #Macron a promis à la Chine de choisir Huawei pour la #5G en échange d’un milliard de masques qui ne sont jamais arrivés. Un scandale mêlant chantage et corruption qui mérite [une] enquête approfondie. » Puisque c’est demandé si gentiment, allons-y !
FAKE OFF
Cette déclaration de Mark Green sur la très conservatrice chaîne d’information Fox News (par ailleurs régulièrement accusée de faire la part belle aux théories complotistes et aux fausses nouvelles) est bien réelle. Elle date du 6 avril dernier, en pleine pandémie de coronavirus, à un moment où la France avait un mal de chien à se procurer des masques de protection contre le Covid-19.
« En France, on nous a dit hier lors d’une conférence téléphonique que Macron avait parlé avec Xi Jinping et qu’il avait demandé un milliard de masques [à la Chine]. Xi a répondu : « Nous vous les donnerons si vous implémentez la 5G avec Huawei ». Voilà qui est la Chine et il est temps que le monde se réveille et le reconnaisse », a ainsi déclaré l’élu républicain, relais de l’administration Trump au Congrès.
Contacté par 20 Minutes, l’Elysée nous a simplement renvoyés vers la réponse faite par l’ambassade française aux Etats-Unis à l’époque. « Ce point n’a pas été soulevé, ni lors de la dernière discussion entre le président Macron et le président Xi ni au cours d’autres échanges », écrivait-elle. De son côté, à l’heure où nous publions cet article, l’ambassade de Chine a Paris n’a pas donné suite à nos questions.
Une théorie peu crédible
Pour Jean-Philippe Béja, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la politique chinoise, « cette affaire n’aurait pas grand sens ». « Ils ont pu discuter de l’affaire de Huawei mais je n’imagine pas que ce soit allé au-delà, avance-t-il. De toute façon Huawei est sur les rangs pour le marché français de la 5G. Je ne crois donc pas du tout à cette thèse. »
De son côté, Annick Cizel, spécialiste de politique étrangère américaine à l’Université Sorbonne Nouvelle (Paris-3), juge cette théorie « peu ou pas crédible » pour trois raisons. La première, c’est que le Parlement français a voté à l’été 2019 une loi sur la cybercriminalité surnommée loi « anti-Huawei ». Le texte vise à « garantir le développement de la 5G tout en préservant les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France » en instaurant « un régime d’autorisation préalable » des équipements.
« Ça fait donc un an que le Parlement français a érigé un barrage de protection contre une éventuelle ingérence de Huawei dans le déploiement de la 5G. Or, si je me souviens bien, la Constitution ne donne pas les pleins pouvoirs au président de la République. » Comprendre : Emmanuel Macron ne pourrait pas de son propre chef engager la responsabilité de la France sur une telle question de cybersécurité nationale.
Une théorie qui va à l’encontre de la politique de soft power de la Chine
« Ensuite, poursuit l’enseignante-chercheuse, une réflexion est menée par le président Macron au sein de l’Union européenne sur la nécessité d’autonomie stratégique de l’UE dans les domaines comme la cybersécurité. Je trouverais assez bizarre, pour ne pas dire schizophrène, de la part du président français, de tenir un discours de souveraineté stratégique dans des domaines aussi essentiels pour la sécurité nationale pour finalement faire un deal pareil avec la Chine. »
La troisième raison tient à la nature même de la politique étrangère chinoise du moment. Si elle n’exclut pas d’éventuelles pressions de Huawei pour rafler le marché de la 5G en Europe, Annick Cizel pense que « ce serait contre-productif par rapport à la stratégie politique de Pékin qui est de développer un soft power, de se poser en puissance exemplaire sur la pandémie, capable d’offrir au reste du monde une assistance sanitaire qui était jusqu’ici l’apanage des puissances occidentales. » Difficile pour elle d’imaginer le régime chinois se compromettre dans un échange aussi scabreux : « Ils sont bien trop fins dans leur politique actuelle pour se rabaisser à ça. »
La stratégie à « double détente » des USA sur la question de la 5G
Dès lors, comment interpréter cette sortie potentiellement mensongère du député américain ? « Les années Trump sont en train de banaliser ce type de déclarations dans les grands médias américains, souffle Annick Cizel. On est dans une veine "trumpienne" d’utilisation des médias pour véhiculer des affirmations à la limite de la vérité, voire des contre-vérités parfaitement assumées. » Le but étant, selon elle, « d’isoler la Chine et de la faire passer pour le bouc émissaire parfait de tous les maux de la planète, de la diaboliser vis-à-vis d’une partie du peuple américain en vue de la prochaine élection présidentielle le 3 novembre. On agite le chiffon rouge pour mobiliser l’électorat américain contre l’ennemi de l’étranger, c’est classique. »
Mais cette sortie de Mark Green « est à double détente », prévient l’enseignante à la Sorbonne. « Pour les Américains et l’administration Trump, Emmanuel Macron est identifié comme le leader de l’Europe, c’est discutable mais c’est ainsi. Donc, s’en prendre à lui, c’est s’en prendre à l’UE. » « Ici, Mark Green insiste sur l’axe euro-chinois qui est vendu à la population par les alliés de Trump comme étant un "axe du mal" », explique-t-elle.
La 5G, au cœur d’une guerre économique et stratégique Chine-USA
Il faut dire que le développement de la 5G est devenu un enjeu géopolitique majeur pour les grandes puissances. Dans le Wall Street Journal, des responsables américains affirment que Huawei serait contraint par le gouvernement chinois d’installer des voies d’accès (les « backdoors ») dans ses équipements de téléphonie mobile à des fins de surveillance.
« Les garanties de la sécurité des installations de Huawei sont quand même sujettes à caution, admet Jean-Philippe Béja. C’est évidemment un argument utilisé par les Etats-Unis pour expliquer à leurs alliés que travailler avec Huawei serait comme introduire le loup dans la bergerie mais, derrière, il y a de réelles questions à se poser en termes de sécurité des données. Huawei se présente comme une entreprise privée sans liens avec le gouvernement chinois, mais c’est de la rigolade. »
La France au centre de toutes les attentions
Ce qui est sûr, c’est que l’Europe en général, et la France en particulier, sont aujourd’hui au centre des attentions de Pékin et de Washington dans la guerre économique et numérique que se mènent ces deux pays. « Les Chinois essaient par tous les moyens de pousser leur 5G en rassurant les Européens, explique le spécialiste de la Chine. Or, la France, qui se présente comme une puissance multilatérale voulant se démarquer des Américains, est un enjeu très important pour la Chine, et pas seulement d’un point de vue économique mais aussi stratégique. »
En attendant, comme le rappelaient récemment nos confrères de France Info, le gouvernement français devrait prochainement délivrer les autorisations d’équipement aux opérateurs de téléphonie (Orange, SFR, Free et Bouygues) pour le déploiement de la 5G. Ceux-ci auront le choix entre les groupes européens (Nokia et Ericsson) et Huawei, qui n’est frappé d’aucune interdiction dans l’Hexagone, à l’inverse des Etats-Unis qui ont banni le géant chinois de leur sol.