Coronavirus : L'étude sur l'hydroxychloroquine est-elle « foireuse », comme l'a dit le professeur Didier Raoult ?
FAKE OFF Une vaste étude scientifique a mis à mal les théories de Didier Raoult, fervent défenseur de l'utilisation de l'hydroxychloroquine contre le Covid-19.
- Le 22 mai, la prestigieuse revue scientifique The Lancet publiait une étude concluant que l’hdroxychloroquine était inefficace voire dangereuse pour les patients atteints du Covid-19.
- Le directeur de l’IHU Marseille est monté au créneau critiquer la méthodologie employée par les auteurs de l’étude en question.
- Nous allons chercher à savoir si ses arguments sont suffisants pour mettre définitivement de côté les conclusions de cette étude de grande ampleur.
Trois jours après l’étude parue dans la prestigieuse revue scientifique The Lancet qui concluait sur l’inefficacité – voire la dangerosité – de la chloroquine et de l’hydroxychloroquine dans le traitement du coronavirus, le professeur Didier Raoult, promoteur en chef de cette thérapeutique, a publié une vidéo pour tirer à boulets rouges sur ladite étude. Après l’avoir purement et simplement qualifiée de « foireuse », le directeur de l’IHU Méditerranée infection a développé son argumentaire.
Le voici : « Comment voulez-vous qu’une étude faite avec des big data change ce que nous avons dit ? […] La question est plutôt de savoir s’il existe une dérive des journaux de recherche médicale, ce que je crois […], dans lesquels la réalité tangible est tordue d’une telle manière qu’à la fin, ce qui est rapporté n’a plus rien à voir avec la réalité observable. Nous on parle de malades qui ont été vus par de gens de l’équipe, ici [à l’IHU de Marseille]. La question est de savoir quelle est la différence entre le travail réel et ceux qui n’ont pas vu de malades. »
On le voit, Didier Raoult essaye ici d’opposer deux visions du travail de recherche scientifique avec, d’un côté, ceux qui sont au contact des patients, et de l’autre, ceux qui ne travaillent qu’avec des données, selon lui éloignés de la réalité du quotidien d’un hôpital ou d’un institut. Mais cet argument suffit-il à dire que cette étude (la plus grande jamais réalisée sur le sujet) est totalement biaisée et n’apporte aucune réponse à la question qui agite le monde depuis bientôt trois mois ?
FAKE OFF
Il convient tout d’abord de dire que Didier Raoult a raison sur un point : cette étude, comme ses auteurs le précisent dès le départ d’ailleurs, est « une analyse de registre multinationale » comprenant « des données de 671 hôpitaux sur six continents » et réunissant la bagatelle de 96.023 patients hospitalisés entre le 20 décembre 2019 et le 14 avril 2020. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une étude réalisée au contact de chacun des malades.
Ce qui n’a pas empêché l’OMS, lundi, et l’Agence nationale de sûreté du médicament (ANSM), mardi, de suspendre les essais cliniques évaluant l’hydroxychloroquine dans la prise en charge des patients atteints de Covid-19. De son côté, le gouvernement a abrogé ce mercredi les dispositions dérogatoires autorisant la prescription de cette molécule contre le Covid-19 à l’hôpital en France. Cette décision intervient à la suite d’un avis défavorable du Haut conseil de la santé publique, selon un décret au Journal officiel.
« C’est du sérieux »
Pour Bruno Falissard, professeur de biostatistique à l’université Paris-Sud, la méthodologie utilisée par les auteurs de l’étude ne suffit pour autant à la décrédibiliser. « Dès qu’on fait une étude, on sort de la pratique clinique habituelle, explique-t-il. Il y aura toujours des gens pour dire "oui mais ça ne marche pas puisqu’on n’est pas dans la vraie vie". Ça fait des décennies qu’on entend ça. » Et le chercheur de poursuivre : « Au début de la crise, on ne pouvait pas dire si la chloroquine marchait ou pas contre le Covid-19. Or, là, on commence à avoir des résultats. Et si on regarde cette étude dans le détail, on se rend compte que c’est du sérieux. »
« Les critiques qu’il émet ne sont pas applicables à cette étude parce que ce n’est pas un essai randomisé », à savoir un essai au cours duquel les participants sont répartis de façon aléatoire dans un groupe témoin et un groupe expérimental, ajoute Bruno Falissard. « Ce sont des comparaisons de cohortes de patients qui ont été vus dans de nombreux pays. On est donc dans une situation de soin assez proche de la réalité quotidienne, avec un nombre de patients énorme. 90.000, c’est vraiment solide. D’ailleurs, c’est pour cela que c’est publié dans The Lancet, c’est du lourd, pour le coup. »
Evoquant cette fois l’argumentaire de l’ancien ministre de la Santé et actuel membre du conseil d’administration de l’IHU, Philippe Douste-Blazy, qui expliquait ces derniers jours sur les plateaux de télévision que l’étude était biaisée car « dans le groupe hydroxychloroquine, ce sont des malades beaucoup plus graves que dans le groupe contrôle », Bruno Falissard affirme que les auteurs de l’étude ont bien fait leur travail. « Bien sûr, il est tout à fait possible que la chloroquine a été donnée à des patients plus sévères que ceux du groupe contrôle, admet-il. Sauf qu’on a l’habitude de ça, c’est un problème auxquels les scientifiques font face tous les jours dans leurs études. »
Que font-ils alors les scientifiques pour rectifier cette marge d’erreur ? « Les auteurs ont fait les ajustements, ce qu’on appelle les « confounding factors » [variable confondante ou facteur de confusion], c’est-à-dire ils ajustent les données en fonction de l’âge des gens, de leur sexe, l’indice de masse corporelle, les problèmes cardio-vasculaires sous-jacents, le diabète, les problèmes respiratoires, le tabagisme, les traitements immunosuppresseurs, etc. Comme ils ont presque 100.000 sujets, ils peuvent faire des modèles qui vont leur permettre, par des techniques statistiques, de rendre comparable les gens qui ont eu de la chloroquine à ceux qui ne l’ont pas eue.
Critiqués sur divers aspects méthodologiques à la fois par Didier Raoult et Philippe Douste-Blazy, les résultats de cette étude n’en restent pas moins tout à fait dignes de confiance, à en croire notre expert en biostatistique : « Si on me donne un article et qu’on me demande s’il y a des biais méthodologiques [des erreurs dans la méthodologie], je peux vous en trouver partout, avance-t-il. Ce n’est pas la question, aucune étude n’est parfaite et on trouvera toujours des biais méthodologiques. La question est de savoir s’ils sont suffisants pour remettre en cause les conclusions de l’étude. Et là, franchement, ça ne semble pas être le cas. »
« C’est carton rouge »
Même son de cloche du côté de l’infectiologue François Bricaire. S’il admet que « cette étude, comme toutes les études, est critiquable dans la méthodologie », cet ancien chef du service maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière ajoute que « le cumul des résultats des différentes études ne semble pas être en faveur de la chloroquine. » « Je fais partie des gens qui étaient indulgents avec le professeur Raoult, qui disaient qu’il fallait attendre de voir avant de juger. Mais là, plus ça va et moins, à mon avis, l’action positive de la chloroquine contre le coronavirus chez l’homme devient défendable », conclut-il.
Pour Bruno Falissard, il était grand temps d’arrêter de prescrire ces molécules dans le cas du Covid-19. « Encore, si l’étude montrait que la chloroquine faisait un peu de bien, on se dirait que peut-être Raoult a raison. Mais là ce n’est pas ça, prévient-il. L’étude montre que la chloroquine peut engendrer des risques supplémentaires pour les patients qui en ont pris. C’est carton rouge. Le niveau de preuve qu’on exige pour dire qu’un médicament fait du mal n’a rien à voir avec celui qu’il faut pour dire qu’il fait du bien. Dès qu’on se rend compte qu’on est susceptible de faire du mal aux gens, on s’arrête, c’est tout. »