Mouvement #Metoo : L’agence de publicité McCann Paris ébranlée par une affaire de harcèlement

EXCLUSIF Une enquête interne a été diligentée au sein de la filiale française de l’agence de publicité américaine, après une alerte visant des faits de harcèlement moral et des agissements sexistes

Hélène Sergent
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La statue imaginée par l'agence de publicité McCann à New York est devenue le symbole de l'émancipation des femmes.
La statue imaginée par l'agence de publicité McCann à New York est devenue le symbole de l'émancipation des femmes. — Jewel SAMAD / AFP
  • Cinq témoins, actuels et ex-salariés se sont confiés à 20 Minutes sur les agissements sexistes d’un haut dirigeant de l’agence McCann Paris.
  • Au total, 21 personnes ont témoigné auprès de l’association Les Lionnes qui lutte contre le sexisme dans la publicité.
  • Une « enquête interne en concertation avec les représentants du personnel de l’entreprise » a été menée au sein de la filiale française mais « rien n’a été trouvé pouvant corroborer les faits présumés » explique la direction de la communication de McCann Europe.
  • Le groupe emploie en France 550 personnes et compte de nombreux clients comme L’Oréal Paris, Vichy, Subway, Nespresso ou Mastercard.

Edit du 11/11/2019: Deux jours après la publication initiale de cet article, la direction de l'agence McCann Paris a répondu à nos sollicitations. Confirmant la tenue d'une enquête interne n'ayant «pas fourni de preuves corroborant ces déclarations», la direction a finalement «pris la décision d’approfondir l’enquête, en collaboration avec un partenaire externe». 

Face au célèbre taureau de Wall Street, la statue d’une fillette en bronze, poings sur la taille, toise banquiers affairés et touristes amusés. L’œuvre intitulée « Fearless girl » (« La fille courageuse ») a été imaginée par l’agence de publicité américaine McCann. Installée en 2017 à New York, elle est devenue depuis un symbole de l’émancipation des femmes. Dans la branche parisienne de cette firme américaine, c’est pourtant bien la peur qui a tétanisé les femmes salariées de cette agence pendant plusieurs années. Selon nos informations, une enquête interne a été lancée par la direction de McCann Paris après une alerte émise le 26 septembre auprès des ressources humaines de l’entreprise.

En cause : des soupçons de harcèlement moral et d’agissements sexistes** de la part d’un des hauts dirigeants de l’agence. En parallèle, une vingtaine d’ex et actuels salariés de l’entreprise se sont confiés au « comité victimes » de l’association de lutte contre le sexisme dans la pub, Les Lionnes, née en mars dernier dans le sillage du mouvement « #Metoopub ». 20 Minutes a pu rencontrer cinq d’entre eux et consulter l’ensemble des témoignages collectés par cette organisation. Une prise de parole douloureuse et tardive, qui révèle le long chemin qui reste à parcourir pour les acteurs du secteur en matière de lutte contre le harcèlement moral et le sexisme.

« Elle est bonne, non ? »

Juniors, séniors, créatifs, commerciales ou assistantes, celles et ceux qui ont décidé de témoigner sous couvert d’anonymat évoquent un même climat de « terreur » et « d’intimidation ». Convoquées régulièrement dans le bureau de ce directeur, souvent sans motif, les femmes salariées sont incitées à dénoncer leurs collègues ou à enquêter sur des éléments de la vie personnelle d’autres salariées. Plusieurs décrivent le « sexisme ordinaire » – des « blagues » sur le viol, des remarques obscènes, des injonctions à sourire – et la brutalité managériale instaurée dans l’équipe par ce dirigeant.

« Une nouvelle planneuse stratégique venait d’arriver. Un jour en réunion, devant tout le monde et alors qu’elle venait juste de sortir de la pièce, il a lancé à la cantonade : «Putain, elle est bonne non ?» », raconte Sophie*. Une phrase répétée régulièrement « à propos des mannequins sur des campagnes, des salariées ou même de stagiaires » poursuit la jeune femme.

Lors d’un déjeuner, ce même directeur s’adresse à l’une de ses collaboratrices, présente autour de la table : «si tu ne viens pas au shooting, on devra prendre des putes» », relate Emma*.

A ces propos sexistes s’ajoute une pression constante décrite par l’ensemble des témoins. « On arrivait au travail avec la boule au ventre. Je voyais régulièrement des créatives sortir de son bureau en pleurs. Elles se faisaient pourrir en public. J’ai vu certaines personnes anéanties et rabaissées, (…) on devait obéir et se taire », confie Rachel* à 20 Minutes.

Sophie, elle, a gardé un « souvenir particulièrement marquant » : « Un jour, ce directeur s’était tellement acharné contre une salariée qu’elle a eu une crise de tétanie dans l’open space, elle avait des plaques rouges, elle n’arrivait plus à taper sur son clavier. En trois ans, il a fait partir deux de ses assistantes personnelles ». Deux femmes qui avaient chacune une dizaine d’années d’expérience au sein de l’agence. La troisième est partie plusieurs mois en arrêt maladie, « et la direction ne s’est jamais posé la question du rôle de ce manager dans ces départs » déplore la jeune femme.

« Ils ont tous eu peur de parler »

L’été est déjà bien entamé quand Charlotte Zekraoui, responsable du « comité victimes » au sein de l’association Les Lionnes, est contactée par mail par des salariées de McCann Paris. Le bouche-à-oreille va vite, la libération de la parole s’accélère. Au total, Charlotte Zekraoui a pu s’entretenir avec plus de vingt personnes, victimes ou témoins des agissements de ce haut dirigeant de l’agence. « Ce qui ressortait, c’est que pendant longtemps, ils ont tous eu peur de parler, même ceux qui étaient considérés comme des fortes têtes », analyse la communicante.

Le 26 septembre, la présidente de l’association, Christelle Delarue, contacte la DRH de McCann Paris. « Au-delà de cinq témoignages relatant des faits similaires dans une même agence, on alerte systématiquement l’entreprise. Quand je contacte la directrice des ressources humaines, on dispose déjà de six témoignages. Je leur propose la mise en place dans les 72 heures d’une procédure commune qui peut durer 30 jours ».

Après plusieurs semaines de silence, la direction parisienne accepte de rencontrer Les Lionnes le 16 octobre. L’association propose une action conjointe qui comprend une communication interne par mail aux salariés, une enquête construite avec les élus du personnel référents en matière de harcèlement, la direction et l’association, l’utilisation d’une plateforme externe garantissant l’anonymat pour recueillir les témoignages des salariés et la promotion et l’analyse des résultats de cette enquête.

« Mais je sens bien que la direction ne prend pas la mesure de ce que je leur raconte à ce moment-là », analyse Christelle Delarue. Le 17 octobre, dans un mail consulté par 20 Minutes, la direction refuse la proposition de l’association, privilégiant une solution en interne. « Vous avez porté à notre attention des faits qui, selon vous, constituent des agissements sexistes de la part d’un des managers de l’agence. Nous confirmons que nous prenons ce type de préoccupations très au sérieux et que nous les examinerons conformément à la politique de l’entreprise et aux procédures prévues par le Code du travail », justifie alors McCann Paris.

Diverses alertes et remontées

A l’issue de cette alerte, l’entreprise décide toutefois d’agir et lance, à la fin du mois d’octobre une enquête interne basée sur des entretiens individuels avec plusieurs salariés. Une réaction jugée tardive pour l’ensemble des témoins rencontrés par 20 Minutes. « Un de nos représentants CHSCT était au courant de ce qu’il se passait dans notre service depuis plusieurs années, et il avait fait remonter l’info », assure Sophie.

Pierre Darmon a été salarié de McCann Paris jusqu’en décembre 2018 et secrétaire du comité d’entreprise de l’agence. Selon lui, la direction a tenté d’apporter une réponse aux souffrances des salariés mais elle était sous-dimensionnée par rapport aux faits reprochés à ce dirigeant. « Le cas est remonté en comité d’entreprise (CE) plusieurs mois après son arrivée. A l’époque, le président nous assurait qu’il était compétent, qu’on cherchait la petite bête, qu’il était difficile de recruter des créatifs à ce poste, que son départ aurait des conséquences sur le plan commercial. Nos remontées se sont soldées par un stage de management et de coaching proposé au principal intéressé », relate Pierre, aujourd’hui retraité.

Dans le courant de l’année 2017, une enquête est soumise aux salariés pour mesurer leur bien-être. « Comme le taux de réponse ne dépassait pas 50 %, les résultats n’ont jamais été communiqués. On s’est demandé si ce n’était pas parce que ces résultats remettaient en cause ce manager », explique l’ancien secrétaire du CE.

« Il partageait son bureau avec un autre directeur qui était très souvent présent lorsque les filles étaient convoquées dans son bureau. Et leur bureau était collé à celui du patron de l’agence. Certains ont essayé de parler mais la majorité avait peur de lui, peur de représailles », souligne Sarah*, une autre salariée de l’agence. Après avoir présenté sa démission, un collègue d’Emma tentera lui aussi d’avertir ses supérieurs : « Il est allé voir le patron de l’agence et il lui a clairement dit que cette situation allait finir par lui péter à la gueule. La direction savait ce qu’il se passait. Mais elle n’a pas voulu agir ».

« Rien n'a été trouvé »

Contactée par 20 Minutes, la direction de la communication de McCann Europe a répondu ainsi à nos questions :

Nous confirmons avoir mené une enquête interne en concertation avec les représentants du personnel de l’entreprise au sujet des allégations dont vous faites état. Rien n’a été trouvé pouvant corroborer les faits présumés. »

Puis d’ajouter : « Dans l’ensemble du réseau McCann Worldgroup, incluant McCann Paris, nous œuvrons dans le but de créer un environnement de travail sûr et respectueux (…). Nous examinons chaque situation évoquée et nous veillons à ne pas exercer de pression, quelle qu’elle soit, à l’encontre des salariés à l’origine d’un signalement ». La direction de McCann Paris n’a, elle, pas répondu à nos sollicitations.

*Les prénoms ont été modifiés

** Nul ne doit subir d’agissement sexiste, défini comme tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. (article L. 1142-2-1 du code du travail)​