« Il y a un avant et un après Outreau »… Comment la brigade des mineurs recueille les mots des enfants brisés
AU SERVICE DES ENFANTS (2/4) « 20 Minutes » a passé deux jours au sein de la brigade de protection des mineurs. Comment trouver les mots et faire parler les enfants des violences et abus qu’ils subissent, souvent chez eux ? Et surtout, comment démêler cette parole ?
- 20 Minutes a passé deux jours au sein de la brigade de protection des mineurs de la police judiciaire parisienne.
- Les deux tiers des dossiers de la section « intrafamiliale » sont de nature sexuelle.
- Les jeunes enfants ne mentent pas mais peuvent être influencés, d’où la nécessité de démêler leur récit.
Un garçonnet prend place dans la petite salle aux murs blancs. Il s’assied sur un fauteuil, change de place, choisit finalement la banquette adossée à la baie vitrée. La conversation s’engage très vite sur le football, sa passion. Il est intarissable, ses grands yeux brillent quand il cite ses joueurs préférés. Face à lui, la capitaine de police tente de l’emmener sur l’objet de sa présence dans les locaux flambant neufs de la brigade de protection des mineurs (BPM) : les violences qu’il subirait chez lui.
A leur seule évocation, l’enfant se referme instantanément, pique une colère, tourne le dos à la fonctionnaire qui, d’une voix douce, tente de le rassurer. En vain. Il ne dira plus un mot. Mais l’audition est lourde de sens. « Chez les petits, le langage non verbal peut en dire long », explique le commandant divisionnaire fonctionnel Guy Bertrand, à la tête de la section « intrafamiliale » depuis six ans.
Dans cette section, comme son nom l’indique, l’immense majorité des quelque 800 dossiers traités chaque année se déroulent dans le huis clos familial et les deux tiers d’entre eux sont de nature sexuelle, les autres étant généralement des affaires de violences. Comment faire parler les enfants, souvent de leurs proches ? Comment démêler ce qui relève de l’imaginaire d’une réalité sordide ? Le fiasco d’Outreau – quatre enfants avaient dénoncé un vaste réseau pédophile fictif – a beau avoir une vingtaine d’années, il reste dans la tête de ces policiers spécialisés. « Il y a un avant et un après, reconnaît Guy Bertrand, assis dans son bureau lumineux décoré à la gloire de l’OM. Mais cette affaire a été salutaire, elle a fait évoluer le recueil de la parole. »
Une parole parfois instrumentalisée
D’expérience, les enquêteurs de ce service de la police judiciaire parisienne savent que jusqu’à 7 ou 8 ans, les enfants ne mentent pas délibérément. « Mais ils sont manipulables et peuvent raconter une histoire en pensant que c’est ce qu’on attend d’eux », note la capitaine Stéphanie Giorgianni. Elle est entrée à la BPM il y a maintenant deux ans et ne compte plus le nombre d’affaires dans lesquelles la parole des plus jeunes est instrumentalisée par l’un des parents dans le cadre des séparations. « Ils essaient d’en faire une arme, notamment dans les conflits portant sur la garde ou des questions d’argent, sans en mesurer les conséquences », déplore-t-elle d’une voix douce.
Les fonctionnaires doivent alors décrypter ce récit. Débite-t-il un discours, utilise-t-il du vocabulaire d’adulte, y a-t-il des dissonances entre ce qu’il dit et la manière dont il le dit ? A la BPM, les enfants sont toujours entendus seuls, dans une salle spécifique. Contrairement à la salle d’attente qui déborde de jouets, celle consacrée aux auditions est relativement austère. On n’y trouve que quatre étranges poupées, un couple et deux enfants, dotées de parties génitales et de poils pour les adultes. Elles permettent aux enfants de « montrer » ce qu’on leur a fait subir. « C’est un outil parmi d’autres, parfois on va se servir du dessin, du jeu pour délier la parole », précise Stéphanie Giorgianni. Car ici, chaque audition est une course contre la montre : impossible d’entendre les enfants plus de trente minutes. Au-delà, l’attention se perd. C’est pour cette raison qu’un second fonctionnaire, caché derrière une vitre sans tain, est toujours présent : il observe l’enfant et ses réactions, suggère parfois, via une oreillette, des questions.
Le mensonge pour protéger un proche
Si les plus jeunes ne mentent pas délibérément, la brigade sait que tout bascule à la préadolescence. Guy Bertrand ne compte pas le nombre de fois où des dossiers de kidnapping arrivés sur son bureau se sont finalement révélés être de simples fugues. Récemment, c’est une adolescente de 15 ans qui affirmait avoir été enlevée gare du Nord par trois hommes. En audition, elle avouera finalement avoir inventé cela pour échapper à un contrôle de maths.
Parfois, le mensonge sert à protéger des proches. A partir d’une dizaine d’années, les jeunes victimes mesurent les répercussions de leurs témoignages. « Ils culpabilisent, ont l’impression que c’est de leur faute si leurs parents vont en prison », assure Stéphanie Giorgianni. Car même lorsque ceux qu’ils doivent protéger se muent en bourreaux, les enfants éprouvent un sentiment de loyauté envers eux. « C’est tout ce qu’ils connaissent, ils n’ont pas de point de comparaison », précise Guy Bertrand. Une double peine, en somme.