Débat sur l’immigration : Le « parcours d’obstacles » des malades sans-papiers pour obtenir l’Aide médicale d’Etat
REPORTAGE Le centre d’accueil et d’orientation de Médecins du Monde à Paris reçoit chaque année près de 3.000 personnes, dont la plupart sont bénéficiaires de l’aide médicale d'Etat (AME)
- Dans le cadre du débat parlementaire sur l’immigration, voulu par Emmanuel Macron, le chef de l’Etat s’est prononcé en faveur d’une « évaluation » de l’Aide médicale d’Etat pour lutter contre certains « excès ».
- En France, 311.310 personnes en situation irrégulière bénéficient de cette couverture médicale gratuite.
- En 2018, la Caisse nationale de l’assurance maladie (CNAM) a identifié 38 cas de fraudes à l’AME.
« Numéro 30 ? Number thirty ? 3-0 ? ». Alain, bénévole accueillant scrute la salle clairsemée du centre d’accueil, d’orientation et d’accompagnement (CAOA) de Médecins du monde. Face à lui, quatre personnes, ticket numéroté en main, attendent d’être reçues pour une consultation sociale ou médicale. « On passe au 31. Numéro 31 ? ». Chaque année, ce centre situé dans le 12e arrondissement de Paris reçoit près de 3.000 patients et personnes vulnérables en quête de soins. Migrants vivant à la rue, mères isolées ou familles précaires peuvent bénéficier ici d’un accompagnement social et sanitaire gratuit. La plupart sont bénéficiaires de l'Aide médicale d'état (AME) ou y sont éligibles.
Cette couverture médicale destinée à garantir l’accès aux soins pour les personnes en situation irrégulière sous certaines conditions est, depuis plusieurs semaines, au cœur du débat politique, certains élus de droite et d’extrême droite la jugeant notamment « trop coûteuse ». Créée en 2000 sous le gouvernement de Lionel Jospin, l’AME devrait être davantage « contrôlée » pour éviter certains « excès », estime pour sa part Emmanuel Macron. Une demande d'« évaluation » portée par le chef de l’Etat dans le cadre du débat parlementaire sur l’immigration organisé ce lundi à l’Assemblée nationale, et qui fait craindre aux bénévoles et salariés du centre de Médecins du Monde un durcissement des conditions d’accès.
Un « parcours d’obstacles »
Alain a rejoint l’équipe de cette structure il y a deux ans. Comme lui, cinq autres accueillants aident les personnes éligibles à constituer leur dossier pour bénéficier de l’AME. « Beaucoup de patients ne connaissent pas l’existence de cette couverture médicale alors qu’ils y auraient droit », explique-t-il. Selon les données recueillies par l’ONG, 88 % des personnes qui se présentent pour la première fois dans un de ces centres ne sont pas couvertes par l’AME alors qu’elles pourraient l’être. Un déficit d’information qui s’accompagne de difficultés à effectuer les démarches nécessaires.
Dans une salle éclairée aux néons, la coordinatrice du CAOA, Aline Merabtene, développe : « Pour l’obtenir, il faut pouvoir prouver qu’on est sur le territoire national de façon ininterrompue depuis plus de trois mois. Or quand une personne est arrivée par des voies illégales, qu’elle n’a pas de visa, c’est compliqué. Il faut ensuite avoir une domiciliation quelque part et prouver que ses ressources ne dépassent pas le plafond annuel de 8.900 euros environ. »
La démarche paraît simple mais se transforme souvent en « parcours d’obstacles », note Alain. Il explique : « Ce matin par exemple, une femme est venue au centre. On avait monté son dossier ensemble. J’avais juste fait une petite rature sur un des documents. J’avais écrit 7 par erreur à un endroit et je l’ai rattrapé pour écrire 9. Son dossier a été rejeté ».
Des situations précaires
Au sein du centre, les déclarations de la majorité LREM autour d’une réduction du « panier de soins » pris en charge par l’AME inquiète particulièrement. « Un bénéficiaire de l’AME n’a pas droit à plus de soins qu’un bénéficiaire du régime de base. C’est même l’inverse puisqu’une partie des soins en est exclue, comme les frais de traitement et d’hébergement des personnes handicapées, y compris pour les enfants, les frais d’examen de prévention bucco-dentaire pour les plus petits, les indemnités journalières, les cures thermales évidemment, ou la procréation médicalement assistée », énumère Aline Merabtene. Contrairement au reste de la population, les bénéficiaires de l’AME ne disposent pas de carte vitale. Un détail qui peut parfois compliquer l’accès aux soins.
« La moitié des patients dans nos centres présentent des retards de soins, 83 % d’entre eux avaient besoin d’un suivi, d’un traitement ou d’une prise en charge et 40 % nécessitent des soins urgents ou assez urgents », illustre Delphine Fanget, chargée de plaidoyer sur l’accès aux soins et l’accès aux droits chez Médecins du Monde. Depuis son arrivée au centre du boulevard de Picpus, Alain a déjà été confronté à des cas de patients atteints de tuberculose ou d’hépatite C.
Pour lui, le débat lancé par l’exécutif est contre-productif : « La conservation de l’AME est un enjeu de santé publique. Même la ministre de la Santé Agnès Buzyn considère qu’il vaut mieux détecter en amont un certain nombre de pathologies plutôt que de risquer des épidémies qui pourraient coûter plus cher à la société que le coût initial de l’AME ».
38 cas de fraudes en 2018
Depuis près de vingt ans, l’argument financier est sans cesse avancé par les détracteurs de l’AME. En 2018, la France a dépensé 889,7 millions d’euros pour financer cette couverture maladie. Des dépenses en constante augmentation depuis 2004. La coordinatrice du centre, Aline Merabtene, nuance : « Ce dispositif concerne 300.000 personnes en France. Nous sommes plus de 65 millions. Et il représente 0,5 % de l’ensemble des dépenses de santé. Que la France refuse d’allouer un budget pour soigner les personnes les plus vulnérables sur son territoire, ce serait incompréhensible et cela aurait inévitablement des conséquences économiques et sanitaires ».
D’autant que les cas de fraudes relevés chaque année par la caisse nationale d’assurance maladie restent marginaux. « En 2018, la CNAM a identifié 38 cas de fraudes à l’AME. Cela représente moins de 0,06 % du total des dépenses AME. On pourra nous opposer plein de choses là-dessus, est-ce que la CNAM a pu examiner tous les dossiers, etc ? Mais les fantasmes autour de la fraude ne correspondent pas à ce que nous voyons au quotidien. Les personnes viennent ici avec de réels problèmes de santé et sont dans des situations ultra-précaires », ajoute la jeune femme.
Dans la salle d’attente, les chaises se sont vidées, le centre s’apprête à fermer ses portes. A l’approche du débat sur l’immigration qui doit se tenir à l’Assemblée nationale et au Sénat, Alain soupire : « On ne peut pas passer son temps à dire que l’on est LE pays des droits de l’Homme, faire la leçon aux autres pays du monde et ne pas être capable d’aller expliquer à la population que l’on peut s’enorgueillir d’un dispositif comme l’AME. C’est cela notre socle commun d’humanité et il faut le préserver. »