«Gilets jaunes»: Les manifestants ont-ils raison de prendre la «révolution islandaise» pour modèle?
GILETS JAUNES Fin janvier, le groupe des « gilets jaunes constituants » s'est rendu à l'ambassade d'Islande pour lui demander d'aider la France. Une initiative motivée par la « révolution des casseroles » de 2008, un modèle que nombre de manifestants aimeraient reproduire en France
- En 2008, de nombreux Islandais s’étaient mobilisés pour réclamer la démission de leur gouvernement, au lendemain d’une crise financière particulièrement grave.
- Une revendication qui avait abouti, entraînant la tenue d’élections anticipées et un processus de révision de la Constitution par les citoyens.
- Cette mobilisation sociale d’ampleur, particulièrement admirée sur les réseaux sociaux depuis plusieurs années, inspire aujourd’hui nombre de « gilets jaunes ». Mais ce modèle est-il vraiment transposable en France ?
C’est un modèle cité régulièrement au sein des groupes Facebook de « gilets jaunes » : la « révolution islandaise » (ou « révolution des casseroles »). Débutée en 2008, elle avait entraîné la démission du gouvernement de ce pays de 330.000 habitants, au lendemain d’une crise financière majeure, et, dans la foulée, la consultation des citoyens pour rédiger une nouvelle Constitution.
Si ce processus fait l’objet d’une admiration importante sur les réseaux sociaux depuis plusieurs années, il connaît un regain d’intérêt particulier en France à la faveur de la mobilisation sociale des derniers mois. Au point d’amener, le 29 janvier, le groupe des « gilets jaunes constituants » à se rendre à l’ambassade d’Islande pour « appeler à l’aide [le peuple islandais] ».
« Pourquoi l’Islande ? Parce qu’ils ont réussi […] une révolution citoyenne […] Ils ont chassé leurs banquiers, ils ont chassé leurs élites », affirme ainsi l’un des « gilets jaunes » visibles dans cette vidéo diffusée en direct sur Facebook avant de devenir virale.
Plusieurs « gilets jaunes » dressent ainsi des parallèles avec leurs propres revendications, parmi lesquelles une meilleure consultation de la population grâce au RIC (référendum d’initiative citoyenne). Mais le « modèle » islandais – s’il en est vraiment un – peut-il être transposé en France ?
« On tire des leçons de l’Islande qu’on ne peut pas tirer »
« L’Islande a souvent été citée comme référence pour différents mouvements sociaux ces dernières années, généralement sur une base largement erronée », explique à 20 Minutes Philippe Urfalino, directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales).
« On prend des faits qui ont bien eu lieu, mais hors de leur contexte, et on en tire des leçons du modèle islandais qu’on ne peut pas tirer. L’idée que l’élite islandaise a été mise à bas est complètement fausse, tout comme le terme de "révolution" », regrette le spécialiste, qui a dirigé l’ouvrage Iceland’s Financial Crisis. The Politics of Blame, Protest, and Reconstruction (2016, Routledge).
La crise vécue par la petite île de l’océan Atlantique était en effet singulière à bien des égards, y compris sur la forme, dans ce pays peu habitué à manifester. « Du jour au lendemain, les Islandais ont appris que leur pays, pourtant riche, était complètement ruiné, principalement à cause des trois banques privatisées quelques années plus tôt et du laxisme des gouvernements de droite successifs. Il n’y avait jamais eu plus de 3 % de chômage et on est passé en quelques mois à 10 % ! », rappelle Philippe Urfalino, estimant que le ras-le-bol fiscal des « gilets jaunes » est lui aussi symptomatique d’une crise, mais d’un tout autre genre.
« C’est un grand fantasme sur les réseaux sociaux »
Un avis partagé par Pascal Riché, directeur adjoint de la rédaction de L’Obs et auteur du livre Comment l’Islande a vaincu la crise : reportage dans le labo de l’Europe (2013, Versilio), pour qui la « révolution des casseroles » alimente clairement un « mythe ».
« C’est un grand fantasme sur les réseaux sociaux, on la présente comme une espèce de révolte contre le capitalisme, alors que ce n’est pas du tout ça. Les Islandais ont manifesté pour que le gouvernement tombe : vu qu’il s’agissait d’un gouvernement de coalition, à partir du moment où l’un de ses membres a arrêté de la soutenir, il était logique qu’elle s’effondre », explique-t-il.
Et Philippe Urfalino de rappeler : « Le sommet de la crise a eu lieu en octobre 2008, et les élections anticipées ont eu lieu en 2009. Pour la première fois, un parti de gauche s’est retrouvé au pouvoir. Ensuite, il y a eu tout un tas de commissions, le procès de l’ancien Premier ministre Geir Haarde, d’entrepreneurs, de banquiers… »
« Ça a beaucoup frappé l’opinion que des banquiers aillent en prison, on a réagi comme si c’était quelque chose d’exceptionnel mais les banquiers en question ont réalisé des escroqueries énormes, c’était logique vu qu’ils ont fait des choses très clairement illégales », ajoute le directeur d’études.
« Au début des rassemblements islandais, les objectifs n’étaient pas très clairs non plus »
Pour autant, certains parallèles existent bel et bien entre la « révolution des casseroles » et les « gilets jaunes », comme le souligne Lionel Cordier, doctorant en science politique à l’université Lumière Lyon-II, qui étudie, pour sa thèse, « l’impact des mouvements sociaux […] de 2008/2009 dans la mise en place […] du processus constitutionnel participatif islandais ».
« On peut citer les causes de la mobilisation, qui restent économiques, et la demande de démission du gouvernement. Mais aussi la forme concrète des "gilets jaunes" puisqu’on avait aussi, en Islande, une mobilisation tous les samedis, pour permettre à tout le monde d’être présent. Au début des rassemblements, les objectifs n’étaient pas très clairs non plus, ce n’est qu’au bout de trois semaines que les Islandais ont réclamé la démission, parmi un faisceau de revendications diverses », explique-t-il.
« Parler de "révolution"pour l’Islande ne me paraît pas exagéré, ils ont quand même obtenu cette démission de leur gouvernement. Ça reste leur principale avancée, avec le fait d’avoir imaginé beaucoup d’idées politiques, d’avoir bousculé les partis et permis l’émergence d’autres formations, comme le Parti pirate, et d’avoir tenté une réforme de la Constitution : elle n’a pas abouti mais ça reste intéressant », poursuit le chercheur.
La coalition de gauche arrivée au pouvoir après les élections anticipées a en effet tenté de donner plus d’influence directe aux Islandais. Mais les résultats de cette initiative sont plus que mitigés. « La coalition avait prévu la formation d’une assemblée constituante avec l’élection de 25 candidats hors de tout parti politique. Près de 500 personnes se sont proposées, il y a eu une élection mais un très faible taux de participation », souligne Philippe Urfalino.
« Rien n’a changé en matière de transformation de la société »
Après l’invalidation du scrutin en raison de manœuvres politiques de l’opposition, « le Parlement a quand même nommé un Comité constitutionnel reprenant les personnes élues. Il a fait un travail très sérieux, qui a abouti à un texte jugé innovant et en même temps inapplicable sur plusieurs aspects juridiques. A tel point que la coalition de gauche n’a pas voté ce projet en fin de mandat et que la droite l’a abandonné une fois revenue au pouvoir », explique le directeur d’études à l’EHESS.
Une décennie plus tard, les effets de cette mobilisation citoyenne sont donc selon lui bien moindres que ceux qu’on lui prête sur les réseaux sociaux : « Bien sûr, il y a eu une délégitimation de la classe politique de droite et des banquiers, mais aujourd’hui les grandes fortunes islandaises sont toujours très influentes dans le pays. Il reste intéressant de regarder ce qui s’est passé, il y a eu un travail de réflexion de la société sur elle-même considérable. Mais en matière de transformation de la société, rien n’a changé ».
Aussi inspirant soit-il pour les « gilets jaunes », le cas islandais semble donc plus proche d’un idéal partagé par nombre de manifestants plutôt que d’un modèle facilement transposable. Pour Pascal Riché, la comparaison entre les deux mouvements est en effet « très fragile » : « Un pays d’environ 330.000 habitants comme l’Islande, c’est la taille d’une grande ville française, comme Nice… Le seul élément qui peut faire rêver, c’est qu’ils ont su politiser la crise et en faire un débat national. […] Mais ça s’est fait sur une échelle très petite, c’est comme si une grande ville se reprenait en main. »
Lionel Cordier, lui, veut croire à une certaine inspiration démocratique islandaise : « Certaines choses sont potentiellement transposables, comme la procédure initiale qui avait été retenue pour écrire une nouvelle Constitution, avec une assemblée de 1.000 personnes tirées au sort dans ce but. Mais il faudrait d’importantes adaptations à l’échelle du pays. »