Mort de Shaoyao Liu: «On aime bien les Chinois tant qu’ils travaillent et qu’ils se taisent»
PARIS Après la mort de Shaoyao Liu tué par un policier de la Bac, la défiance d’une partie de la communauté chinoise envers la police grandit…
« On veut comprendre », lâche d’une voix blanche Sabine*, 21 ans, devant un parterre de journalistes. Derrière elle, ses trois sœurs, son petit frère et sa mère ne peuvent retenir leurs sanglots à l’évocation de ce funeste dimanche soir. Pourquoi Shaoyao Liu, « un père attentionné et aimant », a-t-il été abattu par un agent de la BAC, la brigade anticriminalité, sur le seuil de son appartement, en plein cœur du 19e arrondissement de Paris ? La police assure qu’il s’agit d’un acte de légitime défense, que ce ressortissant chinois de 56 ans les a attaqués avec une paire de ciseaux. La famille, elle, est convaincue d’une bavure. « La victime n’a porté aucun coup et il n’y a pas eu de sommations », précise l’un de leurs avocats, Me François Ormillien.
« On aime les Chinois tant qu’ils travaillent et qu’ils se taisent »
L’ouverture de deux enquêtes, l’une par l’IGPN, la police des polices, l’autre par le parquet de Paris, n’a pas permis de calmer l’émoi au sein de la communauté chinoise. Lundi soir, ils étaient 150, mardi 400, mercredi près de 300, réunis devant la mairie du 19e arrondissement pour réclamer que justice soit faite autour de cette affaire. Des rassemblements émaillés, chaque soir, par des heurts. « Jusqu’à présent, je me disais que la police nous protégeait. Mais je commence à douter », confie Wang, arrivé il y a une dizaine d’années en France. Ce négociant de 42 ans, qui précise d’emblée « payer ses impôts comme tout le monde », dénonce un traitement à deux vitesses. « On aime bien les Chinois tant qu’ils travaillent et qu’ils se taisent, mais dès qu’on réclame quelque chose, on nous ramène immédiatement à notre statut d’immigrés. »
Les manifestations devant la mairie n’ont fait que renforcer une certaine défiance envers la police. Beaucoup, à l’instar de Thibault, assurent avoir été victimes de « violences » gratuites de la part des policiers. Il était un peu plus de 20 h lundi soir, lorsque ce chauffeur guide pour touristes chinois est arrivé sur les lieux. Alors qu’il était en train d’allumer des bougies, il a reçu de nombreux coups de matraque sur les bras, le thorax et les fesses. Les échauffourées n’avaient pas encore commencé, assure-t-il, le rassemblement était pacifiste. « J’ai pas compris pourquoi les policiers nous ont tapés, on était calmes et tout à coup, ça a dégénéré, explique-t-il. C’est comme s’il voulait se venger qu’on manifeste contre des gens de chez eux. » Lui a été brièvement hospitalisé. Son ami, Chen, la cinquantaine, n’a pas eu cette chance. L’homme a eu le genou fracturé et attend d’être opéré. « Il y a eu des manifestants agressifs, reconnaît-il, mais les policiers frappaient dans tous les sens, sans chercher à faire de distinction. »
« Le sentiment d’insécurité se double souvent d’une impression d’impunité »
En juin 2010 puis en 2011, la communauté chinoise avait déjà organisé des manifestations à Belleville, pour exiger une meilleure protection des services de police. Les commerçants du quartier se plaignaient d’être régulièrement détroussés par des petites frappes sans que les forces de l’ordre n'interviennent. « Le sentiment d’insécurité se double souvent d’une impression d’impunité à l’égard des auteurs de ces violences, souligne Pierre Picquart, géopolitologue, spécialiste de la Chine. En Chine, le système juridique est beaucoup plus sévère. Les avertissements ou les peines avec sursis leur donnent l’impression que leur plainte ne sert à rien, que la petite délinquance reste impunie. » A cela s’ajoute la réticence d’une partie de la communauté à pousser la porte d’un commissariat. Problème de langue, papiers pas toujours en règle et parfois l’impression d’un manque de considération.
« Clairement, quand ils voient arriver un Chinois, ça les fait chier », lâche tout de go Thibault. Par son métier, ce chauffeur guide a accompagné à de nombreuses reprises des touristes détroussés porter plainte. « Je ne compte plus le nombre de fois où on m’a répondu "on n’a pas que ça à faire" ou "vous auriez pu faire attention". Comme si les agressions étaient de notre fait. » « Parfois, on a le sentiment d’être des citoyens de seconde zone », renchérit Liang. L’an dernier, ce professeur de physique-chimie a accompagné sa mère porter plainte après que celle-ci s'est fait voler son sac. « Elle parle mal français, mais les policiers ne faisaient aucun effort pour comprendre. Quand je voulais traduire, ils m’envoyaient balader. Est-ce qu’ils auraient été aussi impolis si ma mère avait été blanche ? »
Changement d’habitude
Certains commissariats, à l’instar de celui d’Aubervilliers, ont néanmoins décidé de se doter d’un traducteur pour faciliter l’enregistrement des plaintes. Un bon début, mais largement insuffisant aux yeux des habitants. « Depuis quelques années, la diaspora chinoise a fait évoluer ses habitudes, poursuit Pierre Picquart. Beaucoup d’entre eux ne gardent plus d’importantes sommes en liquide sur eux, par exemple. Ils sont plus méfiants. » Dans certains quartiers, des comités de protection se sont organisés, des associations proposent des cours d’autodéfense.
Mardi, l’affaire a pris un tournant diplomatique après que Pékin a demandé à la France de protéger « la sécurité et les droits » de ses ressortissants. « Des mesures renforcées ont été adoptées ces derniers mois et toutes les dispositions sont prises pour leur réserver les meilleures conditions d’accueil et de sécurité », a répondu le porte-parole du Quai d’Orsay, Romain Nadal.