Jeannette Bougrab: «La catastrophe est déjà là et si on ne la voit pas, c’est qu’on n’a rien compris»
INTERVIEW Après avoir disparu des médias, l'ex-ministre signe «Maudites», un ouvrage à la fois intime et politique...
«Le mal est mondial.» C’est ce qu’annonce la quatrième de couverture de Maudites (éd. Albin Michel), nouvel ouvrage de Jeannette Bougrab à paraître mercredi. Un livre sombre sur la montée de l’islamisme, mais aussi sur le combat de femmes qui ont su échapper à un destin cruel, depuis sa mère, aujourd’hui en phase terminale d’un cancer, jusqu’à la jeune prix Nobel de la paix Malala, en passant par son propre parcours.
Vous écrivez que vous avez été paria après les attentats de janvier…
Maudites pose une question: pourquoi, soixante ans après que ma mère a été mariée de force à 13 ans en Algérie, la condition des femmes de culture arabo-musulmane n’avance-t-elle pas? En 2012, au Pakistan, Malala a été laissée pour morte par les Talibans parce qu’elle voulait aller à l’école. En 2013, Nada, Yéménite de 11 ans, a été vendue par sa famille. Mais ce livre se veut malgré tout optimiste: toutes ont su échapper à la malédiction de naître femme. De mon côté, j’ai mes plaies, mais j’ai échappé au sort de ma mère. Si nos destins sont difficiles, ça ne veut pas dire que la fin est tragique pour autant.
On vous sent en empathie totale avec vos sujets. Vous racontez aussi de détails très intimes de votre vie. Peut-on vous reprocher un manque de distance?
Je ne suis ni sociologue, ni journaliste. Je suis une femme dont la mère a été violée enfant par son premier mari, qui a perdu l’enfant du viol, ma grande sœur, alors qu’elle n’avait qu’un an. Comment se construit-on avec ça? C’est une de mes interrogations, pas du tout un travail à la Michel Foucault! J’ai voulu raconter des histoires de courage, de détermination qui, paradoxalement, sont celles du «sexe faible».
Vous comparez tout au long du livre la montée de l’islamisme au nazisme. Sommes-nous à l’aube d’une catastrophe mondiale?
Le problème de la France, c’est qu’elle ne regarde que la France. Au moment des attentats, 2.000 personnes étaient assassinées au Nigéria par Boko Haram. Sans parler de ce qui se passe au Yemen, en Syrie, en Irak... La catastrophe est déjà là et si on ne la voit pas, c’est qu’on n’a rien compris.
Vous dénoncez les intellectuelles qui se compromettraient en ne combattant pas l’islamisme. Suivez-vous les débats actuels, comme celui sur l’essai d’Emmanuel Todd?
Non, parce qu’il y a trois mois, j’ai perdu la personne que j’aimais [le dessinateur Charb] et que dans les prochains jours, un malheur en chassant un autre, je vais perdre ma mère. Je me concentre sur ma famille, ma fille May… J’essaie de m’extirper de cette glaise.
Vous critiquez aussi ceux qui tentent d’expliquer comment les frères Kouachi ont basculé dans le terrorisme, pourquoi?
Personne ne peut pas expliquer que le racisme et la misère conduisent à arracher des vies humaines. Jamais le parcours terrible de mes parents ne les a poussés à entamer une reconstruction identitaire violente. Peu après son arrivée en France, ma mère portait une jupe courte, et je ne comprends pas non plus qu’aujourd’hui, une jupe qui rallonge puisse être le symbole de liberté d’une femme. Pendant ce temps, en Iran, les filles qui mettent des leggings risquent des coups de bâtons.
Vous quittez la France dans quelques semaines. Arrêterez-vous de lutter sur les sujets qui vous sont chers?
Ce livre a été une façon de me reconstruire, sans aucun esprit de revanche, en rendant hommage à ma mère qui part. Maintenant, mon combat pour les femmes et pour la laïcité, je l’emmène avec moi à Helsinki. Charb aimait que je puisse interviewer Sami ul-Haq, chef spirituel des talibans, sans porter un voile, ou que j’aille à Sanaa dans des zones aujourd’hui pilonnées par la coalition saoudienne. Je continuerai à me battre.
* Maudites, sortie le 13 mai aux éditions Albin Michel, 18€.