Commémoration de l’abolition de l’esclavage: «Le chemin de la reconnaissance de l’ampleur des crimes commis par la France dans ses colonies est encore long»

INTERVIEW L’universitaire Olivier Le Cour Grandmaison, spécialiste de l’histoire coloniale et des questions de citoyenneté, décrypte la portée de la journée nationale de commémoration célébrée ce samedi…

Propos recueillis par Claire Planchard
— 
Première journée nationale de commémoration des esclavages, des traites et des abolitions en présence de Jacques Chirac, le 10 mai 2006 à Paris.
Première journée nationale de commémoration des esclavages, des traites et des abolitions en présence de Jacques Chirac, le 10 mai 2006 à Paris. — MICHEL EULER/AP/SIPA

«Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions»: c’est l’intitulé exact de la journée de commémoration organisée ce samedi 10 mai, comme chaque année depuis 2006. A la veille de cet événement qui sera notamment marqué par une cérémonie officielle en présence de François Hollande dans les jardins du Palais du Luxembourg à Paris, mais aussi d’un défilé du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), Olivier Le Cour Grandmaison, enseignant chercheur en sciences politiques à l’université Evry Val d’Essonne et auteur de De l’indigénat - Anatomie d’un «monstre» juridique: le droit colonial en Algérie et dans l’empire français (Zones/La Découverte, 2010), décrypte la signification et la portée de cette journée nationale.

Pourquoi la France a-t-elle choisi de commémorer la mémoire de l’esclavage le 10 mai et non le 23 mai, date du décret d’abolition de 1848?

Cette date correspond à l’adoption, le 10 mai 2001, de la loi dite «Taubira». Au-delà du débat sur les dates, c’est la 1ere fois, qu’en France, un texte législatif reconnaît l’esclavage comme un crime contre l’humanité et prévoit une date de commémoration nationale. L’Etat reconnaissait ainsi, qu’en tant que grande puissance coloniale, la France avait aussi été une grande puissance esclavagiste. Rappelons, en effet, que ce pays a été l’un des premiers en Europe à codifier l’esclavage comme en témoigne le «Code Noir» de 1685 élaboré par les juristes du très prestigieux Louis XIV. En ces matières, la France a joué un rôle pionnier dans la traite des êtres humains et le commerce triangulaire.

Dans vos recherches vous soulignez aussi que la date de 1848 est toute symbolique puisque l’esclavage a perduré bien après dans les colonies françaises?

Dans les discours commémoratifs comme dans de nombreux ouvrages de l’époque et aujourd’hui encore, le décret d’abolition de 1848 est souvent présenté comme mettant un terme définitif à l’esclavage. En réalité, il n’en est rien. Lorsque la France est devenue une puissance coloniale majeure en Afrique occidentale, les contemporains, de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, ont été confrontés à l’esclavage domestique aussi appelé esclavage de case. Abolir ou maintenir cette institution traditionnelle, telle était l’une des questions à laquelle il leur a fallu répondre et la réponse a été: «pas d’abolition», pour des raisons économiques, sociales et politiques. C’est ainsi que cet esclavage a longtemps perduré, comme le constate le journaliste Albert Londres en 1929. Cette histoire est assez peu connue, entre autres et sans doute, parce qu’elle met à mal la mythologie nationale républicaine élaborée après 1848.

Et à l’abolition une réparation a été versée par la France… aux propriétaires d’esclaves!

Oui cela n’est pas particulier à la France mais c’est un paradoxe singulier de voir que ceux qui se sont enrichis grâce à l’exploitation d’une main-d’œuvre servile ont bénéficié de réparations cependant que les victimes en étaient elles privées. Au-delà de la commémoration de ce passé peu glorieux, pour le moins, cela a permis de relancer le débat sur la nécessité de réparations symboliques et matérielles, comme cela a été fait aux Etats-Unis, par exemple. En France, cette question demeure pendante: bien que présent dans le texte initial de la loi Taubira, le principe de réparation a été abandonné au cours des débats parlementaires.

La France a-t-elle délibérément voulu «oublié» ce pan sombre de son histoire?

La loi de 2001 a été adoptée dans un contexte mémoriel assez particulier caractérisé par la commémoration juste et indispensable de la destruction des juifs d’Europe cependant que les crimes coloniaux commis par la France demeuraient occultés par la plupart des responsables politiques, de droite comme de gauche. Soit par ignorance, soit par volonté de maintenir intact le grand roman national français. Les propos récents et scandaleux du député UMP, Thierry Mariani, prouvent que certains, pour des raisons partisanes et électorales, continuent de préférer la mythologie à la vérité historique.

L’instauration de cette journée de commémoration nationale a-t-elle contribué à changer la donne?

En dépit de certaines limites, la loi dite «Taubira» a permis de faire de l’esclavage longtemps pratiqué par la France une question désormais débattue publiquement, de même la question des réparations dues aux descendants des victimes comme le prouvent les revendications et les actions défendues, entre autres, par le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran). Reste que le chemin de la reconnaissance de l’ampleur des crimes commis par ce pays dans ses colonies est encore long, et les oppositions toujours virulentes comme en témoignent les prises de position récentes d’élus du Front national et de l’UMP.