VIDEO. Jean-François Clervoy: «L’impression d’être tout seul dans l’univers, c’est très fort»

INTERVIEW Ce vendredi, l’astronaute français Thomas Pesquet va réaliser sa première sortie dans l’espace…

Propos recueillis par Audrey Chauvet
Jean-François Clervoy, astronaute.
Jean-François Clervoy, astronaute. — AMEZ UGO/SIPA

Changer les batteries de la Station spatiale internationale (ISS), c’est un tout petit peu plus compliqué que de changer celle de votre voiture. Les astronautes qui sont actuellement à bord, dont le Français Thomas Pesquet, ont pour mission de brancher les nouvelles batteries lithium-ion de l’ISS. Deux astronautes américains se sont chargés des trois premières batteries le 6 janvier dernier et ce vendredi, c’est au tour de notre Thomas Pesquet national d’installer les trois autres. Il va pour cela effectuer sa première sortie dans l’espace. Un moment qui se prépare soigneusement, comme nous l’explique l’astronaute Jean-François Clervoy.

Comment se passe une sortie dans l’espace ?

La première chose à avoir en tête quand on fait une sortie dans l’espace, c’est la pression dans le scaphandre : pour qu’il soit déformable, qu’on puisse bouger dedans, il faut avoir la pression la plus faible à l’intérieur. Si on met le scaphandre à la même pression que celle qu’on a à l’intérieur de la station, il est dur comme un ballon de football et on ne peut pas plier les bras ou les doigts. C’est pour cela qu’on utilise de l’oxygène pur qui permet d’être à basse pression. Mais il faut alors avoir des paliers de décompression, comme pour les plongeurs. Dans le cas d’une sortie dans l’espace, on a ces paliers à l’aller et non au retour.

Comment les astronautes passent ces paliers de décompression ?

Quand on part d’une pression standard, il faut respirer de l’oxygène pur pendant quatre heures avant de pouvoir sortir dans l’espace. Il y a deux façons de diminuer la durée de ce palier de décompression. La première est de mettre tout le vaisseau dont on va sortir à pression faible pendant la durée du vol mais on ne peut pas faire ça avec l’ISS. Donc on fait faire de l’exercice physique aux astronautes vêtus de leur scaphandre et en respirant de l’oxygène pur. Ca permet de diviser par deux la durée du palier de décompression : ils en ont pour deux heures au lieu de quatre.

«Pour faire une sortie dans l’espace, comme en plongée, il faut faire un palier de décompression, on appelle ça aussi dénitrogénation. C’est une opération qui consiste à respirer de l’oxygène pur. Le corps se débarrasse de l’azote dans le sang.»

Les astronautes peuvent-ils s’entraîner à ces sorties ?

Il faut s’entraîner à l’utilisation du scaphandre qui est un véritable vaisseau spatial autonome. Il a la forme d’un corps humain mais comprend tous les systèmes d’un vaisseau spatial en miniature : il fournit de l’oxygène, il absorbe le gaz carbonique, il régule la température et l’humidité, il donne des moyens de communication radio, des sources d’énergie électrique, il a même un mini scooter intégré qui permet à l’astronaute de se diriger tout seul si par mégarde il se détachait de la station. Pour apprendre à l’utiliser, on le teste dans des chambres à vide spatial au sol. Imaginez-vous dans une pièce dont on retire tout l’air, et où de grosses électrodes très brillantes simulent la présence de soleil. Cette mise en scène est nécessaire car dans l’espace les objets à l’ombre sont à -150°C et les objets du côté éclairé sont à +150°C voire +200°C. C’est pour ça qu’il faut entraîner l’astronaute à des cas chauds et des cas froids d’objets qu’il va toucher dans l’espace.

A quoi ressemblent les scaphandres ?

Ce sont les mêmes qu’il y a 35 ans mais on a rajouté des petites chaufferettes électriques dans les gants qui permettent à l’astronaute, en tirant une petite languette, d’activer des réchauffeurs électriques car il y en a qui ont failli se geler les doigts ! On a aussi ajouté trois caméras dans le casque, ce qui permettra de suivre la sortie de Thomas Pesquet en temps réel comme si vous étiez à sa place, et un mini scooter intégré miniature qui permet à l’astronaute de rejoindre la station en cas de rupture de son câble de sécurité.

Les astronautes peuvent-ils s’entraîner aux tâches qu’on leur demande d’effectuer pendant ces sorties ?

Oui, on s’entraîne sous l’eau. On va dans des énormes piscines dans lesquelles on revêt d’anciens scaphandres spatiaux adaptés à l’utilisation sous l’eau. On passe un quart d’heure avec des plongeurs qui nous équipent et nous mettent des petites plaques de plomb un peu partout jusqu’à ce qu’on soit parfaitement en équilibre, en flottaison neutre entre deux eaux. Là, pendant six heures sous l’eau, on répète les tâches qu’on sera amené à faire dans l’espace sur des maquettes de l’ISS à taille réelle.  

«On s’entraîne aux tâches à effectuer en piscine et à connaître notre scaphandre dans du vide spatial reproduit au sol.»

Comment se passent les dernières heures avant la sortie ?

Dans l’espace, les astronautes se préparent dans les deux jours qui précèdent la sortie: ils révisent le scénario qu’ils vont suivre et tous les scénarios de secours. On commence à sortir son scaphandre de son paquetage et on fait des petits tests pour le préparer. Le jour de la sortie, Thomas Pesquet va commencer cinq heures avant à préparer le scaphandre et faire la séance d’exercices pour accélérer le palier de décompression. Ca s’appelle le ISLE : In Suit Light Exercise. En gros, il va passer deux heures à faire cette dénitrogénation puis la demi-heure qui précède la sortie il sera dans le sas pour la dépressurisation du sas et la préparation à l’ouverture de la porte.

Ces sorties sont-elles éprouvantes pour le corps humain ?

C’est fatiguant car le scaphandre veut prendre le volume maximum. Dès qu’on ferme une articulation, qu’on déplace ses épaules, qu’on plie son corps, on se bat contre le scaphandre qui a envie de revenir à sa position de repos. Celle-ci est assez confortable : les jambes sont légèrement pliées, le torse légèrement penché vers l’avant et les bras légèrement pliés devant soi. Mais dès qu’on veut sortir de cette position, on force contre le scaphandre qui veut y revenir, donc ça consomme de l’énergie musculaire. Il faut garder de la force pour appliquer des efforts avec les doigts sur les outils et les objets qu’on manipule. Donc c’est très éprouvant et c’est pour ça qu’on ne demande jamais à un astronaute de faire des sorties deux jours de suite, on a toujours un jour de repos entre deux sorties.

Une sortie dans l’espace, c’est un moment inoubliable pour un astronaute ?

On ne veut pas faire d’erreurs, on sait qu’on est au sommet d’une pyramide de centaines de personnes qui préparent et on n’a pas envie de passer pour un idiot qui n’y arrive pas. L’obsession numéro un de l’astronaute est donc de réussir : pour certains, la concentration est telle qu’ils en oublient qu’ils sont dans l’espace, il ne prennent pas le temps de regarder la Terre. Pour cela, il faut accepter de se déconcentrer et certains astronautes préfèrent rester le nez dans le guidon. Si parfois on a une minute à ne rien faire parce que le sol dit « Stand by », on a tendance à répéter ce qu’on va faire quand on reprendra le travail.

Certains arrivent-ils quand même à profiter de ce moment ?

J’ai un collègue qui a fait des sorties dans l’espace il y a une quinzaine d’années et il est resté parfois plus de 45 minutes seul sans rien faire, car il travaillait sur des systèmes électriques complexes pour lesquels il y avait beaucoup de programmation et de commandes à envoyer depuis le sol. Il s’est mis dos à la station, face au vide spatial, il ne voyait que la Terre. Il m’a dit qu’à un moment donné, il avait eu l’impression d’être tout seul dans l’univers. Et ça c’est très fort.