Un rendez-vous chez l’infirmière, le kiné ou l’orthophoniste sans passer par un médecin, la bonne idée ?

SOINS Cette mesure, qui vise à lutter contre les déserts médicaux, suscite la colère de nombreux syndicats de médecins généralistes

Lise Abou Mansour
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L'accès direct aux kinésithérapeutes, à condition qu’ils exercent dans des structures de soins coordonnées pourrait être possible si la proposition de loi Rist est adoptée.
L'accès direct aux kinésithérapeutes, à condition qu’ils exercent dans des structures de soins coordonnées pourrait être possible si la proposition de loi Rist est adoptée. — Canva
  • La proposition de loi Rist, adoptée en première lecture à l’Assemblée mi-janvier, autorise les patients à accéder directement aux infirmiers en pratique avancée (IPA), aux kinésithérapeutes ou aux orthophonistes, à condition qu’ils exercent dans des structures de soins coordonnées.
  • Cette mesure, qui vise à lutter contre les déserts médicaux, suscite la colère de nombreux syndicats de médecins généralistes.
  • Plusieurs d’entre eux, comme ReAGJIR ou MG France, font grève ce mardi, jour de l’examen du texte par le Sénat.

Fier de tenir votre résolution de la nouvelle année, vous gambadez pendant votre jogging hebdomadaire. Un peu trop ambiancé par votre playlist, vous ne regardez pas où vous mettez les pieds et bam… vous vous tordez la cheville. Et si, au lieu de prendre rendez-vous chez votre médecin, de passer faire une radio, de retourner voir le docteur, de vous faire prescrire des séances de rééducation, vous pouviez directement vous rendre chez votre kiné ? C’est l’idée de la proposition de loi Rist, adoptée en première lecture mi-janvier à l’Assemblée et examinée ce mardi au Sénat.

Le texte, qui vise notamment à lutter contre les déserts médicaux, autorise les patients à accéder directement à plusieurs professionnels paramédicaux - infirmiers en pratique avancée (IPA), kinésithérapeutes et orthophonistes –, à condition qu’ils exercent dans des structures de soins coordonnées. Cela concerne donc exclusivement ceux travaillant dans des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), des maisons et centres de santé, ainsi que des établissements de santé et médico-sociaux et des équipes de soins primaires.

Des spécialistes qui seraient moins formés au diagnostic

« Il serait dangereux de laisser les infirmières en totale autonomie », s’insurge Jean-Christophe Nogrette, secrétaire général adjoint du syndicat de généralistes MG France, qui craint que sa profession ne perde son rôle de pivot dans le parcours de soins. Le médecin estime en effet que le niveau de formation en matière de diagnostic est très inégal entre les différentes professions. Pour rappel, un médecin effectue plus de dix années d’études, contre cinq pour les IPA, les orthophonistes et les kinés et trois pour les infirmières.



Un symptôme en apparence banal comme un mal de gorge, qui peut correspondre à une diphtérie ou au début d’une leucémie aiguë, pourrait donc passer, selon lui, à travers les radars des infirmières. « Si vous me donnez quelqu’un qui a mal à l’épaule à rééduquer, je ne sais absolument pas comment m’y prendre, résume Jean-Christophe Nogrette. Mais le kiné, lui, ne saura pas par exemple que ce mal d’épaule peut être lié à une vésicule biliaire qui le chatouille. »

Des professionnels qui réorienteraient vers un médecin si besoin

Mais cet argument du diagnostic ne tient pas, disent les syndicats de kinésithérapeutes et d’orthophonistes interrogés. « L’accès direct, c’est juste une forme d’exercice. Ce n’est pas un autre métier, rappelle Guillaume Rall, président du Syndicat national des masseurs-kinésithérapeutes (SNMKR). L’objectif n’est pas de faire du diagnostic médical. » Et Raphaël Dachicourt, secrétaire général du syndicat des jeunes médecins généralistes ReAGJIR, de confirmer que « les kinés et IPA savent très bien où leurs compétences s’arrêtent. »

A l’heure actuelle, en début de consultation, le kinésithérapeute identifie les signes de gravité qui lui font dire que la prise en charge n’est pas de son ressort. « Si un patient vient pour une douleur au bras gauche, je lui poserai des questions par rapport à une éventuelle pathologie cardiaque, précise Guillaume Rall. Mais ce n’est pas moi qui établirai le diagnostic. »

De leur côté, les orthophonistes, souvent formés par des médecins, apprennent « vers quel professionnel renvoyer un patient dans chaque situation », explique Sarah Degiovani, présidente de la Fédération nationale des orthophonistes. De plus, les patients atteints d’une maladie neurodégénérative comme Alzheimer ou Parkinson, ou ceux ayant fait un AVC, ont déjà reçu un diagnostic de la part de leur médecin. L’argument ne tient donc plus, selon Sarah Degiovani.

Gain de temps et désengorgement des cabinets

Un autre argument contre la proposition Rist est avancé par Raphaël Dachicourt : le fait que bon nombre de kinés ne peuvent déjà plus prendre davantage de patients. « Je travaille dans un territoire où il y a trois semaines d’attente pour en consulter un. » Selon lui, autoriser l’accès direct à ces professionnels ne ferait donc qu’empirer la situation. Une explication que balaie d’un revers de main le président du SNMKR, lequel estime qu’elle permettrait, au contraire, un vrai gain de temps.

« Une personne qui a mal au dos va aller chez son médecin, qui va lui faire passer des radios, des IRM, voire des scanners, lui prescrire parfois des anti-inflammatoires et un arrêt de travail et, éventuellement, de la kinésithérapie. » Lorsque le patient arrive en séance plusieurs jours voire plusieurs semaines après la survenue de sa douleur, cette dernière a, selon lui, eu le temps de se développer en douleur chronique. « Le patient aura peur de bouger et la rééducation va donc être plus compliquée. » A l’inverse, si les personnes atteintes de lombalgie consultent directement leur kiné, elles auront, dit-il, besoin de moins de séances de rééducation. Sur le long terme, les cabinets de kinésithérapie pourraient alors progressivement se désengorger.


Un avis que partage Sarah Degiovani, de la Fédération nationale des orthophonistes. « Actuellement, lorsqu’un patient a une ordonnance du médecin, on est obligé de pratiquer un bilan orthophoniste. » La professionnelle aimerait que ses consœurs puissent se défaire de ce système en réalisant elles-mêmes un tri en amont. Une plateforme de régulation d’orthophonie, actuellement testée dans trois régions, permet d’ailleurs à des professionnels régulateurs en orthophonie de juger de la pertinence d’un bilan. En filtrant les patients, les listes d’attente diminueraient alors automatiquement.

Des professionnels qui seraient seuls

Ultime argument des médecins contre la proposition de loi Rist : « Dans certaines zones, les infirmières et autres professionnels pourraient avoir des difficultés à avoir recours au médecin en cas de question ou de besoin, regrette le secrétaire général adjoint de MG France. Je suis en colère parce qu’on placerait ces professions dans des situations difficiles. » Des questionnements d’autant plus importants que le but est de développer l’accès direct dans les territoires sous dotés en médecins.

Reste que ce fonctionnement avec accès direct pourrait fonctionner à l’échelle des Maisons et des centres de santé, selon Raphaël Dachicourt. Car les kinés, infirmières, radiologues et autres soignants s’y croisent, se connaissent et communiquent. Mais pour l’heure, la proposition de loi concerne exclusivement les établissements de santé, dans lesquels orthophonistes et kinés sont relativement peu présents. « Pour bénéficier de l’accès direct, ces professionnels paramédicaux vont devoir eux-mêmes convaincre leurs confrères présents dans la même structure de passer à ce fonctionnement », explique Sarah Degiovani. Un combat d’autant plus difficile que les médecins sont en plus grand nombre sur place. Beaucoup de bruit pour pas grand-chose donc, résume l’orthophoniste.