Coronavirus : Protocole, risques… Les questions que pose l’expérimentation du Pr Raoult sur la chloroquine

ESSAI Le médecin marseillais a lancé une vaste expérimentation du médicament, pour déterminer son efficacité dans la prise en charge thérapeutique du coronavirus

Anissa Boumediene
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Le Pr Didier Raoult, infectiologue et directeur de l'IHU de Marseille, défend l'efficacité de la chloroquine contre le coronavirus.
Le Pr Didier Raoult, infectiologue et directeur de l'IHU de Marseille, défend l'efficacité de la chloroquine contre le coronavirus. — GERARD JULIEN / AFP
  • A Marseille, toutes les personnes se sentant « fébriles » peuvent, si elles le souhaitent, se faire dépister par les équipes du Pr Didier Raoult.
  • Convaincu de l’efficacité de la chloroquine face au Covid-19, l’infectiologue marseillais a décidé de lancer une large campagne de dépistage massif et de prescription de chloroquine aux patients infectés par le coronavirus.
  • Mais son procédé, qui n’obéit pas aux règles strictes d’un essai clinique, suscite doutes et interrogations au sein de la communauté scientifique, qui ne renonce pas pour autant à l’espoir suscité par ce traitement.

Une longue file d’attente. Des centaines de personnes, certaines portant des masques de protection, d’autres se couvrant le nez avec leur écharpe ou le visage au vent. Parmi la foule bravant le confinement à Marseille, des personnes souffrant de toux ou de fièvre. Toutes ont répondu à l’appel lancé par le Pr Didier Raoult, éminent infectiologue et directeur de l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée Infection à Marseille, qui lance une vaste campagne de dépistage et de prescription de chloroquine dans le cadre de travaux de recherche du scientifique marseillais pour trouver un traitement au Covid-19.

Alors qu’il n’existe à ce jour aucun traitement et que l’épidémie ne cesse de progresser, la chloroquine est sur toutes les lèvres. Mais la démarche du Pr Raoult est-elle fiable ou le procédé est-il fantasque ? De nombreuses voix appellent à la prudence et au respect des règles strictes entourant tout essai clinique.

Dépister tout le monde et prescrire largement de la chloroquine

« Nous avons décidé, pour tous les malades fébriles qui viennent nous consulter, de pratiquer les tests pour le diagnostic d’infection à Covid-19 », indique l’IHU dans un communiqué publié dimanche. Une démarche à rebours des consignes nationales, qui privilégient un dépistage limité aux personnes les plus fragiles ou présentant les symptômes les plus sévères. Dans un communiqué, l’Agence régionale de santé rappelle ainsi qu'« en phase épidémique, le principe est de ne plus tester systématiquement ».

Alors pourquoi ces dépistages massifs dans la cité phocéenne ? Depuis l’apparition du coronavirus, le Pr Raoult défend l’usage de la chloroquine contre la maladie. Mais de nombreux spécialistes estiment que les essais menés par l’infectiologue auprès d’ un échantillon de 24 patients ne répondent pas aux critères nécessaires à un essai clinique en bonne et due forme. Le Pr Raoult a donc décidé de passer à l’échelle supérieure en testant le tout-venant, et de prescrire de la chloroquine à celles et ceux qui seraient diagnostiqués positifs au Covid-19.


Attention aux « faux espoirs »

« Le travail mené par le Pr Raoult pose des questions. Les résultats qu’il met en avant sont très séduisants, et il est une référence dans ce qui a trait à l’usage de la chloroquine, commente le Dr François Braun, président de Samu - Urgences France, chef du service des urgences du CHR de Metz et auteur d’une thèse sur les intoxications aiguës à la chloroquine. Les doses qu’il prescrit à ses patients dans le cadre de son essai – 600 mg par jour pendant dix jours - sont largement en dessous des seuils de toxicité de cette molécule. Mais il faut regarder tout cela avec attention, et garder à l’esprit qu’en dehors des essais cliniques officiels, il n’y a pour l’heure aucune recommandation de prescrire de la chloroquine à tous les patients infectés par le Covid-19. Alors, peut-être qu’elle fait baisser la charge virale des patients infectés qui en reçoivent, mais de tels travaux nécessitent un pilotage et un cadre bien définis. En outre, ce n’est pas anodin et pas sans risque de laisser autant de personnes – potentiellement infectées – se déplacer ainsi malgré le confinement ».

Interrogée sur l’usage de la chloroquine par le Pr Raoult, le Dr Karine Lacombe, cheffe du service des maladies infectieuses à l’Hôpital Saint-Antoine, à Paris, n’a pas caché son mécontentement. « Je suis absolument écœurée par ce qui se passe, sur la base d’un essai contestable sur le plan scientifique et qui ne montre absolument rien, a-t-elle déclaré lundi sur France 2. On expose les gens à un faux espoir de guérison, pour une maladie dont on sait que dans 80 % des cas, au bout de quelques jours, il n’y a plus de virus et qu’on guérit spontanément. Ce qui se passe à Marseille est absolument scandaleux : utiliser un médicament hors AMM [autorisation de mise sur le marché] en exposant les personnes qui le prennent à des complications, sans avoir vérifié les conditions d’utilisation de base de la chloroquine, c’est vraiment en dehors de toute démarche scientifique. On ne peut pas [en] donner à n’importe qui, dans n’importe quelles conditions ».

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a elle aussi condamné l’administration de médicaments aux patients infectés au Covid-19 avant que la communauté scientifique se soit accordée sur leur efficacité, mettant en garde contre les « faux espoirs » qu’ils pourraient susciter.

Prudence et protocole encadré de rigueur

Des voix appellent donc à la prudence, insistant sur la nécessité d’attendre de vastes essais cliniques menés selon la stricte orthodoxie scientifique. « Des études réduites et non randomisées, réalisées à partir d’observations, ne nous apporteront pas les réponses dont nous avons besoin », a estimé le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, au cours d’une conférence de presse virtuelle depuis Genève. Un message qui semble directement adressé au Pr Raoult, dont l’essai sur un faible échantillon de patients a suscité autant de doutes que sa démarche de dépistage et de prescription de chloroquine massive démarrée ce lundi.

Ainsi, « le Haut conseil à la santé publique recommande de ne pas utiliser ce traitement en l’absence de recommandation, à l’exception de formes graves, hospitalières, sur décision collégiale des médecins et sous surveillance stricte », a déclaré lundi soir le ministre de la Santé Olivier Véran, avant de souligner que le Comité scientifique « exclut toute prescription dans la population générale ou pour des formes non sévères à ce stade, en l’absence de toute donnée probante ». De son côté, l’AP-HP, qui réunit les 39 hôpitaux de la région parisienne, a mis en garde à son tour contre « une utilisation désordonnée de multiples molécules sans contrôle et surtout sans possibilité de tirer des conclusions valides ».

Pour l’heure, un essai clinique européen, Discovery, a été lancé dimanche dans au moins sept pays européens, dont la France, pour tester quatre traitements expérimentaux contre le coronavirus, dont l’hydroxychloroquine. Il inclura en tout 3.200 patients, dont au moins 800 Français. Dans son avis, le Haut Conseil de santé publique « incite les médecins à inclure le plus possible de malades dans les différents essais thérapeutiques en cours dans notre pays, car c’est le moyen le plus sûr de déterminer rapidement si un traitement est efficace ou pas », a indiqué Olivier Véran. Les essais français sont supervisés par l’Inserm, et cinq hôpitaux français participeront, mais l’IHU dirigé par le Pr Raoult n’en fait à ce jour pas partie, selon l’Inserm.

« Nous devons nous assurer de l’absence de danger »

Certaines des molécules testées dans le cadre de l’essai clinique européen, dont l’hydroxychloroquine, « ne sont pas en accès libre, rappelle le Pr Bruno Lina, virologue et membre du Conseil scientifique, qui avise le gouvernement de la conduite à tenir face au coronavirus. Si elles sont prescrites, c’est hors autorisation de mise sur le marché ». Pour le virologue, l’association d’hydroxychloroquine et d’azithromycine [un antibiotique], le traitement que prescrit le Pr Raoult à Marseille, doit faire l’objet de la plus grande vigilance : « Nous devons être prudents sur la combinaison de ces produits. Il est possible qu’il y ait une toxicité de cette association. C’est pourquoi nous devons nous assurer de l’absence de danger avant de proposer cette combinaison », commente le Pr Lina, ajoutant que « le traitement par hydroxychloroquine testé dans le cadre de Discovery le sera sans association avec l’antibiotique » également prescrit par le Pr Raoult.

Ce mardi, alors qu’une publication annonce que « le Pr Didier Raoult claque la porte du conseil scientifique de Macron », son entourage dément : « Didier Raoult n’a pas démissionné du Conseil scientifique, assure un collaborateur du médecin à 20 Minutes. Occupé à la direction de l’IHU Méditerranée Infection, il ne participera pas aux prochaines réunions ». Dans une vidéo publiée ce mardi sur Twitter, le médecin marseillais est revenu sur la situation, sans pleinement l’éclaircir totalement. Il déclare : « Je suis en contact avec le ministère et le président de la République pour leur dire ce que je pense. Je suis en contact direct avec eux parce que le conseil ne correspond pas à ce que je pense devoir être un conseil stratégique ».


Au même moment, l’Elysée a annoncé la création du Care, un comité scientifique composé de 12 chercheurs et médecins, dont la mission sera de conseiller le gouvernement en appui du Conseil scientifique.

S’agissant des résultats des essais cliniques européens menés sur la chloroquine, il faudra patienter plusieurs semaines. Mais le ministre de la Santé s’est engagé lundi soir à communiquer « y compris les données intermédiaires permettant d’envisager une évolution du cadre réglementaire des prescriptions des médicaments (…) de manière à les rendre accessibles ».