Réforme des retraites : L’utilisation du 47.1, « détournement de procédure » ou procédure « habituelle » ?

Droit Entre cavaliers budgétaires et atteinte à la sincérité du débat parlementaire, la réforme des retraites pourrait se retrouver devant le Conseil constitutionnel

Diane Regny
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Le Conseil Constitutionnel à Paris le 25 janvier 2022.
Le Conseil Constitutionnel à Paris le 25 janvier 2022. — ISA HARSIN/SIPA
  • Unis contre le report de l’âge légal à 64 ans, les huit principaux syndicats français organisent une nouvelle journée de mobilisation contre la réforme des retraites ce mardi tandis que l’Assemblée nationale examine ce projet depuis lundi.
  • Le choix, fait par l’exécutif, de recourir à un projet de loi rectificative du budget de la Sécurité sociale (PLFSSR) pour faire passer sa réforme des retraites pourrait poser un problème de constitutionnalité.
  • 20 Minutes s’est penché pour vous sur cette question, grâce à l’éclairage de Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel français à Paris-1 Panthéon-Sorbonne, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature et de Michel Lascombe, agrégé en droit public et spécialiste du droit constitutionnel.

La colère gronde dans la rue ce mardi mais aussi à l’Assemblée nationale alors que le gouvernement tente de faire adopter sa réforme des retraites. Le projet est arrivé devant la chambre basse du Parlement lundi et le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a peiné à prononcer son discours à l’aube d’un débat législatif sous haute tension. Dans l’opposition, certains évoquent un « sujet démocratique », comme le député Insoumis Alexis Corbière. Car la question de la constitutionnalité de cette réforme est délicate et interroge jusqu’aux experts de notre loi fondamentale.

L’exécutif a choisi de recourir à la loi rectificative du budget de la Sécurité sociale (PLFSSR) pour faire passer la réforme. Avec cette décision, le gouvernement réduit le débat parlementaire. En effet, l’article 47.1 de la Constitution force le Parlement à se prononcer dans un délai de cinquante jours : d’abord vingt jours à l’Assemblée nationale, puis quinze au Sénat et enfin quinze pour qu’une commission paritaire parvienne à un accord. Si les élus ne se sont pas prononcés dans le temps imparti, le gouvernement peut faire passer la réforme par ordonnances.

Urgence à géométrie variable

« L’article 47.1 ne peut être utilisé que pour les lois de finance et de financements de la Sécurité sociale de l’année. Il prévoit un délai d’une durée limitée afin que ces lois soient adoptées avant le 31 décembre », explique Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel français à Paris-1 Panthéon-Sorbonne. L’ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature estime qu’il s’agit d'« un détournement de procédure » car les « lois de finance rectificatives n’ont aucune urgence à être adoptées ». Le bien-fondé du calendrier très restreint imposé par le gouvernement pourrait donc être remis en question.

C’est « la première fois que le gouvernement l’utilise » dans le cadre d’une réforme des retraites mais « l’article 47.1 existe depuis 1996 et est appliqué tous les ans sans problème, c’est habituel », balaye Michel Lascombe, agrégé en droit public et spécialiste du droit constitutionnel. Mais l’article 47.1 peut-il être appliqué à des projets de loi rectificatifs ? Pour Michel Lascombe, la jurisprudence fait loi. Jusqu’ici, l’application du 47-1 dans le cadre de projets de loi rectificatifs a en effet été acceptée par le Conseil constitutionnel, la modification du budget de l’année en cours étant souvent considérée comme urgente.

Une « atteinte à la sincérité du débat parlementaire »

« Mais que la réforme des retraites soit adoptée en février, mars ou juin ne changerait rien. Il n’y a pas d’urgence », répond Dominique Rousseau. Repousser l’âge de départ à la retraite en début ou en fin d’année aurait en effet peu d’impact sur le budget de l’État à court terme. Jusqu’ici, « les différentes lois qui ont réformé la retraite, en 2010, 2013 ou même en 2019, étaient des lois ordinaires », rappelle le spécialiste du droit constitutionnel qui estime que la question de « l’atteinte à la sincérité du débat parlementaire » pourrait se poser devant le Conseil constitutionnel. « On risque d’avoir une réforme des retraites qui n’a pas été votée par l’Assemblée nationale ni par le Sénat et qui passera grâce au 49.3 », explique-t-il.

Par conséquent, « l’ensemble de la réforme pourrait être censuré par le Conseil constitutionnel au motif que la méthode par laquelle elle a été adoptée n’est pas conforme », prévient Dominique Rousseau. Il estime qu’il existe un « vrai risque d’inconstitutionnalité ». Il n’est jamais arrivé jusqu’ici qu’une loi de financement soit rejetée dans son ensemble par les Sages, rappelle Michel Lascombe qui pense, lui, que seules certaines dispositions seront probablement retoquées par l’instance.

Les cavaliers budgétaires et leur roi

« La loi de financement rectificative a pour objet de redresser le budget et certaines dispositions du projet seront vraisemblablement considérées comme contraires à la Constitution parce qu’elles ne changent rien à l’équilibre financier », décrypte Michel Lascombe. C’est notamment le cas de la création d’un « index sénior » afin d’encourager le travail des plus de 55 ans mais aussi des critères de pénibilité.  « Tout ce qui est hors champ financier peut être considéré comme un cavalier budgétaire, et dans ce cas, il faudrait une deuxième texte », prévenait le président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius, le 18 janvier dans le Canard enchaîné. Pour se prononcer, les Sages doivent être saisis par soixante députés ou soixante sénateurs qui devront argumenter sur les points qu’ils estiment anticonstitutionnels. Une formalité pour l’Assemblée nationale où La France Insoumise a 74 sièges et le Rassemblement national 88.

« Pratiquement toutes les lois de finance sont soumises au Conseil constitutionnel […] et tous les ans, de nombreuses lois sont déclarées contraires à la Constitution », note Michel Lascombe. Pour le moment, la réforme des retraites chère à Emmanuel Macron est donc face à une vague d’incertitudes. « L’incertitude du Parlement, l’incertitude de la rue et l’incertitude constitutionnelle. Même si la pression de la rue ne conduit pas au retrait du texte, même si les oppositions n’arrivent pas à empêcher l’adoption du texte, il y a l’étape du Conseil constitutionnel qui pourrait considérer que la loi en tout ou partie est contraire à la Constitution », souligne Dominique Rousseau. Et en matière de constitutionnalité, le Conseil est roi. Alors, ça sera aux Sages du Palais-Royal de trancher.