Guerre en Ukraine : « Le président de la République a entièrement la main lorsqu’il s’agit de la dissuasion nucléaire »

INTERVIEW La spécialiste de la dissuasion nucléaire, Héloïse Fayet, rappelle que la doctrine nucléaire française a normalement ces ambiguïtés volontaires

Propos recueillis par Rachel Garrat-Valcarcel
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Emmanuel Macron, lors de son discours sur la dissuasion nucléaire, à l'Ecole militaire, en février 2020. (archives)
Emmanuel Macron, lors de son discours sur la dissuasion nucléaire, à l'Ecole militaire, en février 2020. (archives) — FRANCOIS MORI / POOL / AFP

La déclaration n’est pas passée inaperçue : Emmanuel Macron s’est exprimé mercredi soir sur son attitude en cas de frappe nucléaire de la Russie en Ukraine. La menace plane plus ou moins sérieusement depuis le début de la guerre, et à nouveau depuis les succès de la contre-attaque ukrainienne. Que ferait la France dans ce cas ? La doctrine de dissuasion nucléaire de la France « repose sur les intérêts fondamentaux de la nation, ils sont définis de manière très claire » et d’après le président, l’Ukraine ne semble pas en faire partie. Sauf qu’il n’est pas vraiment de coutume d’être aussi clair. 20 Minutes a cherché à en savoir plus auprès de Héloïse Fayet, chercheuse au centre des études de sécurité de l’Ifri, spécialiste de la dissuasion nucléaire.

Emmanuel Macron a dit mercredi soir que moins on parlait de sa doctrine de dissuasion, plus on était crédible : précisément, n’en a-t-il pas trop dit ?

C’est une question qui agite le petit monde des nucléaristes en France et à l’étranger ! Cependant, il faut être prudent dans cette exégèse : il peut s’agir d’une formulation hasardeuse du président de la République qui, rappelons-le, a entièrement la main lorsqu’il s’agit de dissuasion en France. C’est d’ailleurs pour ça qu’il est élu au suffrage universel direct. On peut cependant s’étonner qu’il ait parlé « d’intérêts fondamentaux », alors que la doctrine mentionne des « intérêts vitaux », et qu’il ait affirmé qu’ils sont très clairs. On peut aussi se poser la question de la réception de ces propos chez les partenaires européens. Il a à la fois été trop précis et pas assez précis, en évoquant la réponse française à une frappe nucléaire en Ukraine, mais également une frappe dans la région. Est-ce qu’on parle de pays de l’UE, de pays européens ? Cela apporte potentiellement une nuance à son discours de 2020 sur sa définition des intérêts vitaux de la France.

Sous Emmanuel Macron justement, la doctrine nucléaire française a semblé prendre un tour plus européen ?

La dimension européenne de la dissuasion française est présente dès le début et la première doctrine édictée par le général de Gaulle. Cela a été rappelé depuis par plusieurs présidents de la République depuis dans leurs discours. Cependant, cet aspect a été plus abondamment commenté à la suite du discours d’Emmanuel Macron en février 2020, car la notion s’est accompagnée d’initiatives concrètes. L’objectif était par exemple de proposer à des partenaires européens, notamment des pays de l’est, d’observer des exercices de dissuasion nucléaire français. Le Covid-19 a malheureusement ralenti la dynamique. Cette déclaration s’inscrivait aussi dans une réflexion plus large sur la pertinence de la dissuasion élargie des Etats-Unis pendant la présidence de Donald Trump, qui était susceptible de nuire à cette politique. Il était donc nécessaire de mieux expliquer la dissuasion française et sa dimension européenne aux partenaires européens, ce n’était pas en soi une nouveauté.

Si je comprends bien, la définition des intérêts vitaux est assez élastique.

Il n’y a pas de liste d’intérêts vitaux. C’est quelque chose qui est totalement à la main du président, en fonction de l’actualité et de l’évolution des menaces. Evidemment, l’un des intérêts vitaux suprêmes, c’est l’intégrité du territoire français et l’intégrité des institutions étatiques, mais ça peut aussi être l’approvisionnement énergétique, les infrastructures de communication… On peut imaginer énormément d’intérêts vitaux. La liste des opérateurs d’importance vitale en donne une idée mais elle ne se confond pas avec les intérêts vitaux de la France. Le propre de la dissuasion française et de son ambiguïté, nécessaire pour la maintenir, c’est bien qu’ils ne sont pas définis.



Les deux autres puissances nucléaires de l’Otan, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, ont-elles eu elles aussi des déclarations aussi claires qu’Emmanuel Macron mercredi soir ?

L’Otan, via son secrétaire général, a annoncé des « conséquences sévères » en cas d’usage de l’arme nucléaire en Russie, tandis que Joe Biden a répété à plusieurs reprises le risque « d’apocalypse » en cas d’un emploi. Cependant, ils n’ont pas eu de propos aussi nets et la déclaration de Macron est donc commentée par les médias anglo-saxons. Il est possible que des discussions auront lieu entre alliés pour clarifier une posture commune.