« On ne naît pas ministre on le devient » : Quand Eric Dupond-Moretti reprend Simone de Beauvoir à contre-sens

FEMINISME Le Garde des Sceaux a plaidé pour qu’on lui laisse le temps d’apprendre en utilisant une phrase de Simone de Beauvoir qui a fait bondir la philosophe Manon Garcia, qui en est spécialiste

Aude Lorriaux
Eric Dupond-Moretti à Nice le 25 juillet 2020.
Eric Dupond-Moretti à Nice le 25 juillet 2020. — SYSPEO/SIPA

« On ne naît pas ministre on le devient », a déclaré vendredi 31 juillet au soir le Garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, dans un entretien accordée à BFM TV, en réemployant une phrase de la philosophe féministe Simone de Beauvoir à contresens. Un entretien où il a notamment accusé « certaines féministes » de se comporter « comme des Ayatollahs ».

Le nouveau Garde des Sceaux répondait à une interview accordée à la journaliste Apolline de Malherbe. Il a été particulièrement interrogé sur les critiques qu’il reçoit de la part de militantes féministes, qui étaient des milliers à se mobiliser le 10 juillet contre sa nomination et celle de son collègue de l’Intérieur, Gérald Darmanin. « Je suis attendu par quelques féministes qui ont hystérisé un débat », a répliqué le ministre de la Justice, estimant vivre « une époque folle de manichéisme absolu ».


Bafouillant au moment d’être interrogé sur le bracelet anti-rapprochement, un dispositif qui permet d’éloigner les conjoints violents, Eric Dupond-Moretti est apparu mal à l’aise à plusieurs reprises. C’est dans ce cadre, et parce qu’il a déjà été accusé d'une certaine ignorance sur le sujet des violences faites aux femmes, qu’il a demandé un peu de patience et plaidé l’imperfection : « On ne naît pas ministre on le devient. » Puis plus tard : « Je ne sais pas tout. »

Pas de « modèle déposé » de femme, disait Beauvoir

La phrase « On ne naît pas femme : on le devient » est une citation extraite du livre le plus célèbre de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe. Dans ce livre, la philosophe retrace des siècles d’assignation sexiste et de discriminations des femmes, récusant le principe d’une « nature » féminine. Bien plutôt, les femmes sont construites comme telles par le regard et les préjugés, qui leur prêtent tout un tas de qualités, qui souvent se retournent contre elles.

« Tout être humain femelle n’est donc pas nécessairement une femme ; il lui faut participer à cette réalité mystérieuse et menacée qu’est la féminité. Celle-ci est-elle sécrétée par les ovaires ? ou figée au fond d’un ciel platonicien ? Suffit-il d’un jupon à frou-frou pour la faire descendre sur terre ? Bien que certaines femmes s’efforcent avec zèle de l’incarner, le modèle n’en a jamais été déposé », se moque Simone de Beauvoir dans l’introduction, contre tout essentialisme qui voudrait enfermer les femmes donc, dans une essence prédéfinie, et surtout, définitive.

« Indécent », selon la philosophe Manon Garcia

En ce sens la reprise de cette citation par Eric Dupond-Moretti apparaît particulièrement erronée et hors de propos, commente la philosophe Manon Garcia, autrice du livre On ne naît pas soumise, on le devient : « C’est une façon de vider complètement cette citation de son sens politique. A ce moment-là on peut dire cela d’absolument tout ». Pour le dire autrement : devenir ministre est plutôt un privilège, tandis qu’être enfermé dans un rôle de femme ne l’était pas du tout, pour Simone de Beauvoir.

La spécialiste du féminisme estime aussi qu’il est « indécent de se resservir de la phrase de Beauvoir pour taper sur les féministes », avec l’idée que « les bonnes féministes ce sont les féministes mortes », en « attaquant toutes celles qui sont dans un combat actif aujourd’hui ».

« Ignorance »

Concernant le mot « hystériser », Manon Garcia estime aussi « qu’on ne peut plus utiliser ce terme à part dans un contexte d’histoire de la psychiatrie » : « C’est un concept qui a été construit d’une manière sexiste pour médicaliser et sexualiser un certain type de trouble. C’est la version polie pour accuser les femmes d’être mal baisées. C’est l’idée que si les femmes étaient pénétrées comme il fallait il n’y aurait plus de problème. Je ne comprends pas qu’un ministre de la justice puisse employer ce terme. Les bras m’en tombent devant une telle ignorance. »

S’agissant enfin du terme « ayatollahs », Manon Garcia juge « particulièrement mal venu de faire une analogie entre les femmes qui se battent pour leurs droits et les Ayatollahs qui ont tout fait pour que les femmes n’aient plus de droits ».