Harcèlement : Malgré des avancées, l’Assemblée nationale peine à prendre en charge les risques psychosociaux

DROIT DU TRAVAIL En février dernier, une cellule d’écoute et de prévention a été mise en place à l’Assemblée nationale pour accompagner les victimes en cas de harcèlement

Hélène Sergent
Une cellule d'écoute et de prévention avec un numéro dédié à été mise en place en février 2020 à l'Assemblée nationale pour lutter contre les risques psycho-sociaux.
Une cellule d'écoute et de prévention avec un numéro dédié à été mise en place en février 2020 à l'Assemblée nationale pour lutter contre les risques psycho-sociaux. — NICOLAS MESSYASZ/SIPA
  • Dans un article publié mardi 12 mai sur Mediapart, plusieurs ex-collaborateurs ou collaboratrices de la députée Laetitia Avia décrivent une situation de souffrance au travail.
  • Au-delà des faits rapportés par ces collaborateurs, la gestion des risques psychosociaux à l’Assemblée nationale a été critiquée à de nombreuses reprises par les responsables syndicaux des collaborateurs parlementaires.
  • S’ils saluent des avancées majeures mises en place ces derniers mois, ils estiment que de nombreux chantiers restent à finaliser en matière de lutte contre le harcèlement moral ou sexuel.

L’affaire ne pouvait pas tomber plus mal. À quelques heures de l’adoption définitive de sa proposition de loi contre la haine en ligne, la députée LREM de Paris Laetitia Avia a été visée mardi par une enquête de Mediapart. Dans cet article, dont la teneur est niée en bloc par l’élue de la majorité, cinq ex-collaborateurs et collaboratrices dénoncent des « propos humiliants » à leur égard, « une concurrence malsaine » instaurée dans son équipe, l’un évoquant même un « système qui vous broie ». Si aucun de ces témoins anonymes n’a engagé de poursuites judiciaires à l’encontre de leur ex-employeuse, la députée a annoncé son intention de déposer plainte pour diffamation à l’encontre du site d’investigation.

Ces témoignages relancent un débat qui a déjà ébranlé cette institution chargée de voter et de définir la loi : celui du respect du droit travail au sein de l'Assemblée nationale et de la protection de son personnel. Confrontés à des horaires particulièrement amples et chargés de missions diverses parfois jugées trop floues, les milliers de « petites mains » des députés sont particulièrement exposées aux risques psychosociaux. Comment l’Assemblée nationale prend-elle en charge cette problématique ? Quels dispositifs existent et des freins persistent-ils dans le système d’alerte mis en place en cas d’abus ? 20 Minutes fait le point.

Un statut qui expose collaborateurs et collaboratrices

Faute de véritable statut, ne disposant d’aucune catégorie à Pôle emploi ou de branche professionnelle, difficile de connaître l’ampleur de la souffrance au travail qui touche les collaborateurs parlementaires. Mais certains indicateurs apportent toutefois un éclairage. Une étude publiée en octobre 2018 réalisée par l’association « Regards citoyens », pointait un taux de rotation de 53 % des équipes parlementaires entre 2017 et 2018. Avec de fortes disparités et des taux « anormalement élevés pour 155 députés, soit un quart des parlementaires », qui ont renouvelé d'une à trois fois l’intégralité de leur équipe. Selon une source syndicale citée par l’AFP, « 34 % des collaborateurs sont partis » entre février 2018 à octobre 2019. Difficile de connaître en revanche la part des départs imputée à un épuisement professionnel, à un changement de carrière ou à un conflit entre le député-employeur et son collaborateur.

Contactée par 20 Minutes, Astrid Morne, secrétaire générale adjointe de l’Unsa-collaborateurs à l’Assemblée, estime que le harcèlement moral est massif au sein de l’institution : « On rencontre aujourd’hui beaucoup de situations faisant état de harcèlement moral et de la part de députés de tous bords politiques. C’est un phénomène extrêmement important. » Une situation qui s’explique – en partie seulement – par le rôle si particulier attribué aux collaborateurs et collaboratrices des députés français.

« Il y a encore une confusion profonde entre nos missions, qui sont de plus en plus lourdes et se sont professionnalisées, et cette fonction d’accompagnateur de la vie personnelle du député. Parfois, une proximité telle s’installe que certains élus semblent oublier qu’ils sont dans une relation de travail et qu’il existe un lien hiérarchique avec leurs collaborateurs », analyse Simon Desmarest, représentant CGT-CP à l’Assemblée nationale.

Mise en place de la cellule d’écoute

Accusée d’immobilisme sur ce sujet par les représentants syndicaux, la direction de l’Assemblée nationale décide de lancer un groupe de travail en 2017. C’est le député Michel Larive (La France insoumise) qui l’a présidé, accompagné d’autres élus des différents partis. « Après six mois de travail, on a présenté huit propositions. Une seule a finalement été acceptée », regrette l’élu, devenu depuis président de l’Association des députés-employeurs. Acceptée par la présidence de l’Assemblée, une cellule d’écoute et de prévention, gérée et pilotée en externe par une entreprise spécialisée, est lancée en février dernier.

« La cellule est joignable 24h/24, 7 jours sur 7 et le processus est entièrement anonyme et confidentiel. Elle est composée d’un psychologue spécialisé, d’un médecin et d’un juriste et s’adresse à l’ensemble des personnels de l’Assemblée. Tout le monde peut et doit s’en saisir », détaille le cabinet du président de l’Assemblée nationale, contacté par 20 Minutes, précisant que cette cellule n’était pas encore en place pour les faits liés à l’affaire Avia.

« Certains élus pensent qu’en parlant de la souffrance au travail qui existe dans cette enceinte, on salit l’institution »

La mise en place de cette cellule constitue « une avancée majeure », reconnaît Astrid Morne (Unsa), mais elle est insuffisante selon Michel Larive. « Si c’est juste pour se donner bonne conscience, dire "vous pouvez parler à un psy", ce n’est pas suffisant. Les tabous persistent. Quand j’ai proposé d’instaurer un paragraphe relatif au harcèlement dans le statut des collaborateurs, personne n’a voulu suivre. Certains élus pensent qu’en parlant de la souffrance au travail qui existe dans cette enceinte, on salit l’institution. Moi, je pense l’inverse, c’est en étant transparent qu’on protégera l’institution », tacle-t-il.

D’autant que la fameuse cellule semble perfectible. Dans une note publiée en décembre 2019, le groupe de réflexion proche du Parti socialiste, la Fondation Jean Jaurès, pointait les limites du dispositif prévu : « Le champ d’action paraît totalement disproportionné au regard des moyens retenus. Recourir à trois personnes […] pour un public potentiel de plus de 3.000 interlocuteurs, c’est prendre un risque certain de ne pas offrir une solution satisfaisante à un certain nombre de cas ».

Une formation insuffisante et la peur de parler

Ce que l’affaire Avia pointe, c’est aussi le manque de clarté dans les processus d’alerte à disposition du personnel du Palais-Bourbon. L’enquête de Mediapart souligne que la déontologue de l'Assemblée nationale aurait été « saisie au moins six fois sur le cas de la députée ». Créé en 2011, ce poste, occupé aujourd’hui par la professeure Agnès Roblot-Troizier, n’est pas suffisamment « outillé » pour répondre aux cas de harcèlements, estime Simon Desmarest (CGT-CP) : « Elle est surtout mobilisée sur les questions de déviances financières, elle ne s’occupe pas vraiment des relations de travail entre députés et collaborateurs, notamment parce qu’elle n’a pas les moyens humains de le faire ». Une référente « harcèlement » est pourtant venue renforcer la déontologue sur ce point en 2013.


De plus, des barrières existent encore et témoigner reste difficile, poursuit le syndicaliste : « Les collaborateurs sont jeunes, ils ont 30 ans en moyenne. Leurs carrières à ce poste sont de plus en plus courtes, être collaborateur parlementaire, c’est souvent un marchepied vers un parcours professionnel. Certains ont peur qu’un conflit ouvert avec un élu ait des conséquences sur leur avenir. »

Pour les représentants syndicaux comme pour Michel Larive, de nombreux chantiers pourraient apporter une amélioration significative des conditions de travail des collaborateurs et collaboratrice. « Il faut rendre la formation sur les risques psychosociaux obligatoire à chaque début de mandature, pour tout le monde. Pour que les collaborateurs sachent ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas accepter, pour que les élus puissent apprendre à manager correctement leurs équipes. On plaide aussi pour être représentés au CHSCT », détaille Astrid Morne.

Aucune sanction disciplinaire

Aujourd’hui, aucune sanction disciplinaire n’est envisagée par l’Assemblée à l’égard d’élus qui se seraient rendus coupables de harcèlement. Un manque de « détermination » pointé en 2019 par les auteurs de la note de la Fondation Jean Jaurès : « L’Assemblée nationale ne paraît toujours pas déterminée à envisager une procédure disciplinaire propre à l’égard d’un parlementaire dont les agissements seraient suffisamment établis. »

Plusieurs raisons, propres au fonctionnement de l’Assemblée et au statut des collaborateurs, peuvent expliquer cette frilosité, selon Simon Desmarest (CGT-CP) : « L’Assemblée refuse d’intervenir sur la gestion des ressources humaines des députés. Elle estime que le collaborateur est le salarié du député, mais pas le salarié de l’Assemblée nationale. Si elle intervenait, cela reviendrait à mettre le doigt dans un engrenage, à devoir nous intégrer dans le CHSCT ou à devoir organiser des élections professionnelles, par exemple ».

Michel Larive avait pourtant fait une proposition en ce sens lors de la présentation de son rapport en juin 2019. Mais elle n’a pas été retenue. Un constat qui laisse aujourd’hui à l’élu insoumis un goût amer : « J’ai senti, pendant nos travaux et nos auditions, une douleur psychologique extrême. Parfois même une douleur physique. Ce n’était peut-être pas la panacée, mais on avait des propositions concrètes. Il y a urgence à agir, il s’agit de la santé psychique et physique des gens et c’est grave. »