Port du voile : Sur la laïcité, « l’Etat fait feu de tout bois pour trouver des alliés »
INTERVIEW Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études et titulaire de la chaire d’histoire et de sociologie des laïcités revient sur la rencontre ce lundi entre Emmanuel Macron et des représentants du Conseil français du culte musulman (CFCM) alors que la question du port du voile revient dans le débat public
- Emmanuel Macron a demandé ce lundi aux représentants du culte musulman de « combattre » davantage l’islamisme et le communautarisme, responsable selon lui d’une forme de « séparatisme » en France.
- Cette rencontre intervient alors qu’un élu RN en Bourgogne-Franche-Comté a relancé la polémique sur le port du voile depuis plusieurs semaines dans le débat politique.
- « Le débat sur le voile prend en France des formes extrêmes, parfois hystérisées, qu’on ne retrouve pas dans les autres pays », explique à 20 Minutes Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études et titulaire de la chaire d’histoire et de sociologie des laïcités.
A défaut de message, Emmanuel Macron a trouvé un messager. Accusé d’inertie sur les questions de laïcité, le chef de l’Etat a demandé ce lundi aux responsables du Conseil français du culte musulman (CFCM) de « combattre » davantage l’islamisme et le communautarisme. « Il faut que le CFCM ait une parole forte sur la place du voile, les femmes, l’école. Il faut un discours clair pour ne pas laisser perdurer l’ambiguïté dont s’alimentent les radicaux », a déclaré le président.
Face à la polémique sur le port du voile, relancée depuis plusieurs semaines dans le débat politique par un élu RN en Bourgogne-Franche-Comté, l'exécutif à plusieurs fois affirmer son refus de légiférer à nouveau , estimant que le « double principe » contenu dans les textes actuels, neutralité des pouvoirs publics et liberté de conscience, était suffisant. « Le port du voile dans l’espace public n’est pas mon affaire. Dans les services publics, à l’école, c’est mon affaire », a clarifié à nouveau le 24 octobre Emmanuel Macron, lors d’une interview accordée à la chaîne Réunion la 1ère.
Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études et titulaire de la chaire d’histoire et de sociologie des laïcités, revient sur cette position délicate de l'exécutif à la veille de l'éxamen ce mardi au sénat d'une proposition de loi LR « tendant à assurer la neutralité religieuse des personnes qui participent au service public de l'éducation ».
Le voile a de nouveau fait irruption dans le débat politique, parfois de manière polémique. Comment l’expliquer ?
Le débat sur le voile prend en France des formes extrêmes, parfois hystérisées, qu’on ne retrouve pas dans les autres pays. On pourrait le justifier par les logiques des combats politiques : certains partis utilisent cette question pour faire valoir leur place dans le débat public, et capter une partie de l’électorat. Mais ça ne suffirait pas. Il y a en France, une obsession du vêtement qui remonte à la Révolution française, avec l’idée que le vêtement distinctif viendrait mettre en péril l’unité du corps politique. Les révolutionnaires interdisent ainsi la soutane, et le Concordat demande aux prêtres de s'habiller «à la Française». Enfin, depuis le XIXe siècle, la France a tenté d’occidentaliser l’islam, en produisant une théorie du voile, qui serait contraire aux Lumières, à l’émancipation des femmes. Certaines féministes inciteront ainsi aux cérémonies de dévoilement en Algérie. On retrouve cet argumentaire critique de l’obscurantisme, de l’inégalité, lors de l’affaire de Creil. Les débats actuels s’inscrivent donc dans une longue histoire.
Dans un sondage de l’Ifop pour le Journal du Dimanche, 78 % des personnes interrogées pensent que la laïcité est menacée et 61 % estiment que « l’islam est incompatible avec les valeurs de la société française ». Cette inquiétude est-elle simplement conjoncturelle ?
Certains diraient que ce type de sondages mériterait d’être critiqué pour la manière dont les questions sont posées par exemple. De quel islam s’agit-il ? Que mettent-ils derrière les « valeurs de la société française » ? On pourrait aussi opposer à cette enquête d’autres sondages, comme celui de Viavoice, par exemple, aux résultats différents. Mais au-delà des critiques méthodologiques, on peut lire une sorte de crispation sur l’islam, que l’on ne retrouvait pas dans les sondages des années 1990.
A chaque attentat, il y a dans la société française une augmentation des taux de répulsion : c’est d’ailleurs l’un des objectifs revendiqués de certains islamistes, jouer sur les divisions de la société française. Par ailleurs, l’opinion publique est configurée par les discours politiques, qui s’appuient parfois sur des enquêtes journalistiques ou sociales, comme les travaux de Gilles Kepel, qui montrent que certains territoires échappent à la loi de la République. Troisième élément, à chaque fois qu’une société est marquée par une crise de cohésion sociale, elle essaye de trouver un bouc émissaire.
Emmanuel Macron a exhorté ce lundi les représentants du culte musulman à « combattre » davantage l’islamisme et le communautarisme, et à prendre position sur le voile, la laïcité. Est-il dans son rôle ? N’est-ce pas contraire à la loi de 1905 ?
Napoléon avait fait la même chose, en 1807, lorsqu’il avait réuni le Grand Sanhédrin. Il avait demandé aux autorités juives de prendre position sur certaines lois : le mariage, le divorce, le service militaire, la nomination des rabbins, etc. On retrouve ici ce schéma d’intervention de l’Etat dans les affaires des cultes, mais on est en rupture avec la loi de 1905.
Par le passé, Emmanuel Macron avait envisagé de réformer cette loi, avant d’abandonner. Le texte de 1905 fait figure de vache sacrée, il aurait été compliqué politiquement d’y toucher. Finalement, cette révision revient sous une autre forme. Il ne passe plus par un changement de loi, mais par une autorégulation des cultes. Il incite donc le CFCM à s’auto-réformer, un peu sur le modèle de Nicolas Sarkozy lors de la création de cette association en 2003.
N’est-ce pas un aveu d’échec ?
Lors des IIIe et IVe Républiques, on avait un Etat fort, qui n’avait pas besoin de corps intermédiaires pour s’imposer. Aujourd’hui, dans la société individualisée, éclatée, et globalisée, l’Etat a du mal à s’organiser et fait feu de tout bois pour trouver des alliés. Tout pouvoir a besoin d’un interlocuteur, pour dialoguer avec une population qu’il maîtrise mal dans sa diversité. Cet appel d’Emmanuel Macron correspond à un impératif gestionnaire mais il y a une difficulté, car sur le plan juridique, il n’a pas les outils.