Derrière la querelle entre «Charlie» et «Mediapart», une guerre entretenue autour de la laïcité
DEBAT Les partisans de Manuel Valls mènent un «combat idéologique» contre la «gauche Mediapart»...
- Le conflit entre Charlie Hebdo et Mediapart a débordé du cadre de leurs rédactions.
- Plusieurs observateurs y voient l'illustration de la thèse des deux «gauches irréconciliables» de Manuel Valls.
- Proche de la ligne Charlie, l'ancien Premier ministre et ses soutiens du Printemps républicain disent mener un «combat idéologique» contre Mediapart.
À l’autre bout du fil, Laurent Bouvet l’assure, « contrairement à ce que certains disent, ce n’est pas un truc de Parisiens, ou juste un affrontement d’ego entre Valls et Plenel ». Le politologue, professeur à l’université Versailles-Saint-Quentin, auteur de La Gauche zombie (Lemieux, 2017), tweete et retweete depuis des jours l’escalade de la violence verbale entre Charlie Hebdo* et Mediapart, sommet apparent du débat entretenu depuis plusieurs mois sur la laïcité et la place de l’Islam en France.
Laurent Bouvet est « Charlie », définitivement, « toujours Charlie », comme le slogan qui habille son compte Twitter. « Impossible pour la gauche de ne pas regarder la question en face, d’où ce genre d’épisode très tendu », explique celui qui gravitait autour du Parti socialiste jusqu’en 2012. Il décrit l’existence de deux courants « irréconciliables », comme Manuel Valls, dont il est proche :
- La « gauche Charlie » donc, dans laquelle il s’insère, qui « a pris conscience des revendications de l’islam politique, qu’il faut combattre de la manière dont on a combattu d’autres phénomènes idéologiques au XXe siècle ».
- La « gauche dite Mediapart », qui « considère que ces questions-là ne sont pas déterminantes, qu’il n’y a pas de combat idéologique, que l’islamisme ‘’n’est pas une chose grave’’ en soi comme a dit une de leur journaliste, et qu’il y a des enjeux systémiques beaucoup plus importants, comme un racisme d’Etat ».
« Combat idéologique »
Au cœur de cette bataille culturelle recherchée par Laurent Bouvet (« le bon mot, c’est combat idéologique, au sens de Gramsci », précise-t-il), le concept de laïcité, dont il défend son approche :
« La laïcité, ce n’est pas la liberté religieuse, c’est la liberté de conscience et la liberté de culte. Il faut repartir du texte de 1905 pour dire ‘’attention, sous prétexte de liberté religieuse, à ne pas laisser s’installer les islamistes’’. La laïcité doit protéger tout le monde, y compris les musulmans contre les atteintes à leur liberté de conscience. »
Dans cette guerre menée contre Mediapart (mais aussi Edgar Morin* et une bonne partie de la gauche), l’universitaire compte sur son Printemps républicain, fondé en mars 2016 avec l’ancien préfet et lieutenant de Manuel Valls Gilles Clavreul*. Sur les réseaux sociaux, les membres du mouvement affichent depuis plusieurs jours la même identité visuelle pro-Charlie Hebdo.
Le Printemps républicain multiplie en ce moment les griefs médiatiques contre Mediapart (« Plenel a des accointances avec les Frères musulmans, il joue un jeu politiquement dangereux en banalisant et en légitimant ces thèses », nous dit Laurent Bouvet). Ses adhérents s’étaient sentis visés par l’expression « la bande à Valls », dédaigneusement choisie par Jean-Luc Mélenchon au plus fort des frictions entre les deux anciens socialistes, en septembre.
Le mouvement politique et le député de l’Essonne partagent nombre d‘éléments de langage et de causes d’indignation. La phrase d’Edwy Plenel prononcée le 8 novembre sur France Info - « Monsieur Valls et d’autres […] trouvent n’importe quel prétexte, n’importe quelle calomnie pour en revenir à leur obsession : la guerre aux musulmans » - a fait sortir de ses gonds le premier visé, qui y a entendu « un appel au meurtre ».
Sur RMC le 15 novembre, l’ancien Premier ministre a accusé Mediapart, « Edwy Plenel et ses sbires », de « complicité intellectuelle » avec le terrorisme et d’utiliser « les mêmes mots que Daech ». Il multiplie ces derniers jours les médias pour alerter contre « cette gauche [qui] permet de donner légitimité à cet islam politique qui représente un vrai danger ».
"Cette gauche permet de donner légitimité à cet islam politique qui représente un vrai danger", selon @manuelvalls #CàVous pic.twitter.com/h4ktBM5lFt
— C à vous (@cavousf5) 16 novembre 2017
Jean-Louis Bianco fait partie de cette gauche avec qui Manuel Valls ne veut pas se réconcilier. Reconduit début octobre pour cinq ans à la tête de l’Observatoire de la laïcité, l’ancien ministre de François Mitterrand a subi les foudres du Catalan et de sa vision de la laïcité durant de longs mois. Contacté durant la primaire socialiste de janvier 2017, il n’avait alors pas souhaité s’exprimer, de peur d’envenimer la situation à l’époque.
Ce vendredi, auprès de 20 Minutes, il pèse ses mots (comme tous nos interlocuteurs), mais voit chez la dite gauche Charlie « une tendance à instrumentaliser la laïcité en la réduisant à des incantations sur la République et le combat contre des ennemis divers, car ils emploient volontiers un vocabulaire guerrier. On est dans l’amalgame et l’invective. La laïcité est instrumentalisée pour en faire une sorte d’arme de combat semant la confusion dans le débat. » Il rejette les soupçons de tropisme multiculturaliste chez Mediapart.
« L’intégration républicaine se fait non pas sur l’exaltation des différences mais sur le fait de fabriquer du commun à partir de nos différences, en se respectant et en rappelant bien sûr les limites de l’expression individuelle, qui sont l’ordre public et la liberté d’autrui. »
Le président de l’Observatoire de la laïcité souligne qu’à son sens, la ligne Aristide Briand, rapporteur de la loi de 1905, est toujours « très majoritaire parmi les spécialistes et les responsables de notre pays ». Les récents sondages ne montrent d’ailleurs pas un désir de l’opinion publique d’ouvrir un nouveau débat sur le sujet. En mars 2017, 77 % des Français interrogés estimaient que la laïcité était trop souvent évoquée dans le débat public, selon une enquête Ipsos et Sopra Steria pour France Télévisions, Radio France et LCP.
Début octobre, OpinionWay avait réalisé un sondage pour la Licra, publié par La Croix, qui montrait également un certain détachement vis-à-vis de la question. 53 % des sondés ne voulaient pas de modification de la loi de 1905, et 64 % ne trouvaient pas que la religion occupait trop de place.
L’une des étapes importantes dans la discorde Mediapart-Charlie Hebdo est un éditorial du journaliste Antoine Perraud pour le site d’investigation. « Manuel Valls en spectre du recours national-social », titre-t-il le 10 novembre, écrivant que le député « tente, sous nos yeux, un passage en force qui lui ferait gagner la seconde manche d’une bataille perdue dans les années 1930 par ses ancêtres idéologiques, les neosocialistes ». Valls y est comparé au collaborationniste Marcel Déat, député SFIO devenu ministre du régime de Vichy.
« Jamais je n’irais comparer Manuel Valls à Marcel Déat. On peut être en désaccord avec son positionnement, mais si on arrive là… » Le sociologue Michel Wieviorka, auteur de nombreux ouvrages sur la gauche française, ne suit pas l’éditorial de Mediapart, et ne voit pas deux gauches dans cette querelle, mais plutôt « deux positions outrées, excessives, et au centre une béance qui est le lieu où devrait se jouer le débat ».
« Du côté de Charlie, on a affaire à une affirmation républicaine pure et dure, et par conséquent à une conception de la laïcité qui me semble plus voltairienne que dans l’esprit de la loi de 1905. Celle-ci était très soucieuse d’assurer la liberté de conscience et de culte. La position dite de Mediapart est tout aussi outrée et aboutit à mettre en avant l’Islam pour mettre en cause des valeurs républicaines. Les uns affirment les valeurs républicaines sans aucune concession quand les autres semblent réclamer trop de concessions. »
« Islamophobes » contre « islamo-gauchistes »
Ancienne plume de François Mitterrand sur les questions de laïcité, Jean Baubérot a codirigé avec Michel Wieviorka la rédaction de De la séparation des Eglises et de l’Etat à l’avenir de la laïcité (éditions de l’Aube, 2004). Sociologue de la laïcité, il dresse une analogie entre l’affrontement actuel et les débats enflammés du début du XXe siècle.
« La gauche d’Aristide Briand, partisane d’une laïcité de rassemblement, l’a emporté sur celle d’Emile Combes, radicalement anticléricale, après un rude combat. Jean Jaurès et Briand avaient été qualifiés de "bourgeois de Calais" et Georges Clemenceau (dont Manuel Valls se réclame) avait traité Briand de "socialiste papalin", sorte de "catho-gauchiste" de l'époque. Aujourd’hui, on dirait sûrement "islamo-gauchiste". »
On en vient au point lexical du débat des gauches : « islamophobes » (Charlie & co selon Mediapart & co) contre « islamo-gauchistes » (Mediapart & co selon Charlie & co.). Edwy Plenel a publié en 2014 Pour les musulmans (La Découverte). Dans une interview autour de cet ouvrage pour Le Monde des religions, il expliquait fin 2015 que « la xénophobie et l’islamophobie ne viennent pas de la base, mais de nos élites ».
À l’inverse, le terme « d’islamo-gauchiste » lui est régulièrement accolé par les proches du Printemps républicain et des thèses de Manuel Valls. Le 2 avril dans Le Monde, Elisabeth Badinter assurait qu'« être traité d’islamophobe est un opprobre, une arme que les islamo-gauchistes ont offerte aux extrémistes. » Au cours de la primaire socialiste, le bras droit de Manuel Valls Malek Boutih expliquait à 20 Minutes que le rival Benoît Hamon était « en résonance avec une frange islamo-gauchiste ».
« On invective et on colle des étiquettes sans aller au fond du sujet »
Sur les réseaux sociaux, les deux expressions servent de repères idéologiques. « Se jeter ces mots à la tête, "idiot utile", "islamo-gauchiste", "islamophobe", c’est une très mauvaise manière de débattre. On invective et on colle des étiquettes sans aller au fond du sujet », estime Jean-Louis Bianco. « Ce marqueur, "islamo-gauchiste", provient d’un discours de droite, pas de gauche. On le retrouve depuis une dizaine d’années chez Alain Finkielkraut. Je pense qu’à partir du moment où on désigne une position politique avec un tel vocabulaire, on s’interdit toute réflexion », ajoute Michel Wieviorka.
Laurent Bouvet, qui avait usé du terme au sujet de l’organisation altermondialiste Attac, abonde : « Je n’utilise jamais "islamo-gauchisme", trop connoté dans la bataille. Wieviorka n’a pas tort, quand on a dit ça, on ne peut plus rien dire après. » Il y aurait donc encore des choses à se dire entre sa gauche Charlie et la cible Mediapart ?
« Rien, rien du tout. [Il fait une pause] Le caractère irréconciliable n’est pas une posture, il vient de prémices différentes et conduit à des raisonnements différents. La gauche Charlie ne peut pas attendre de la gauche Mediapart qu’elle change d’opinion sur ce qu’est la laïcité. Celle-ci ne voit pas la dimension idéologique, elle ne peut donc pas attendre non plus de moi et des gens qui pensent comme moi qu’on change notre manière de voir. »
Comme un écho au souhait de Manuel Valls de croiser le fer plutôt que de discuter : « Je veux qu’ils reculent, je veux qu’ils rendent gorge, je veux qu’ils soient écartés du débat public. Non pas par l’interdiction, ce n’est pas le sujet. Mais qu’ils perdent, qu’ils perdent ce combat, cette bataille d’idées », s’est-il emporté devant Jean-Jacques Bourdin mercredi matin.
Toujours « la bataille », « la guerre », « le combat ». Michel Wieviorka est l’un de nos interlocuteurs « non-alignés ». En fin d’entretien, il demande, après avoir souligné ses « mots prudents » : « Essayez de ne pas me faire passer… je veux dire… j’évite les aspérités, il faudrait un point d’équilibre ». Pour ne pas relancer la machine.
*Contactée, la rédaction de Charlie Hebdo n’a pas souhaité s’exprimer, indiquant "réserver son expression au journal". Gilles Clavreul et Edgar Morin n’ont pas souhaité répondre.