Polémique Taubira: «La Marseillaise est perçue comme devant être sacralisée»
INTERVIEW Samedi, la ministre de la Justice n’a pas chanté l'hymne national lors d'une commémoration, provoquant un tollé. Jean Garrigues, professeur d'histoire contemporaine à l'université d'Orléans, apporte son éclairage à «20 Minutes»…
La ministre de la Justice Christiane Taubira est de nouveau la cible des critiques, cette fois parce qu’elle n’a pas chanté la Marseillaise lors de la commémoration, samedi, de l’abolition de l’esclavage. Elle s’est défendue sur Facebook en disant avoir voulu écouter la soliste plutôt que de se prêter à un «karaoké d’estrade», provoquant un nouveau tollé. Pourquoi une telle polémique? Jean Garrigues, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans, livre son analyse.
Comment expliquez-vous que le silence de Christiane Taubira pendant la Marseillaise samedi suscite une telle polémique?
La Marseillaise est un symbole républicain. Jusqu’à présent les polémiques venaient des footballeurs, dont certains ne la chantaient pas pendant les hymnes. On peut estimer que c’est secondaire, et en même temps cela indique une tradition forte. Il y a un fonds commun auquel on voit qu’il est difficile de toucher. Lorsque Giscard d’Estaing a décidé il y a 40 ans de ralentir le tempo de la Marseillaise, cela avait ainsi provoqué beaucoup d’émotion.
Plus tard, en 2002, des supporters avaient sifflé l’hymne national lors de la finale de la Coupe de France, provoquant la colère et le départ du président Jacques Chirac, qui en avait fait un incident politique. C’était une façon d’accorder de l’importance à cette symbolique républicaine [les incidents successifs donnent lieu en 2003 à un amendement, qui punit jusqu’à six mois de prison et 7.500 euros d’amende l’outrage à l’hymne national].
Mais il y a une différence entre siffler la Marseillaise et ne pas la chanter…
Tout à fait. Dans le cas de Christiane Taubira, les critiques sont injustifiées, car elle n’a rien fait de mal en ne chantant pas l’hymne national. D’autant qu’en l’occurrence, il s’agissait d’une sorte de prestation artistique puisque c’est une cantatrice qui chantait, donc on peut comprendre que la ministre [comme Benoît Hamon et d’autres] soit restée silencieuse.
En revanche je suis un peu gêné par sa réaction, lorsqu’elle dit que «certaines circonstances appellent davantage au recueillement qu’au karaoké d’estrade». Cette expression est une maladresse. On ne peut pas parler de «karaoké d’estrade», vu la place de la Marseillaise comme «lieu de mémoire» de la République, selon le terme de Pierre Nora, même pour répondre à une critique injustifiée.
Les critiques viennent de l’extrême droite et de la droite. Ne s’agit-il pas surtout d’une récupération politique?
Oui, bien sûr, c’est aussi une récupération politique et polémique. Cela vient nourrir la confiscation des symboles républicains par l’extrême droite. Ce qui est d’ailleurs paradoxal, car depuis la fin du XIXe siècle, l’extrême droite a été dans l’opposition à la République.
La droite républicaine - qui est, elle, fondée à revendiquer le respect de ce lieu de mémoire de la République - remplit ici son rôle classique d’opposant en utilisant chaque élément de polémique pour affaiblir le pouvoir.
Avez-vous le souvenir d’autres représentants politiques majeurs qui, n’ayant pas chanté la Marseillaise, avaient provoqué une polémique similaire?
Non, ou je n’en ai pas connaissance. Lorsqu’elle est redevenue l’hymne national au début de la troisième République [en 1879], elle a été chantée dans toutes les cérémonies publiques. Mais je ne suis pas sûr que tous les Présidents l’aient chantée.
La première anecdote d’un dirigeant qui ne l’ait pas chantée remonte à Louis-Philippe Ier. Il aurait fait semblant de la chanter au balcon de l’Hôtel de Ville lorsqu’il est devenu monarque en 1830. Il ne voulait pas cautionner un chant républicain, mais il aurait quand même fait semblant parce qu’il avait eu besoin des républicains pour monter sur le trône.
Au-delà de la récupération politique, la polémique autour de Christiane Taubira est révélatrice: il y a une attente particulière vis-à-vis des représentants du pouvoir républicain. La Marseillaise fait partie intégrante de notre identité et notre histoire républicaine, et est perçue comme devant être sacralisée.